
Pour comprendre ce qui se joue en Syrie autour de la question des minorités, il faut remonter au moins au XIXe siècle. Jusque-là, dans les empires musulmans, les « protégés » chrétiens et juifs bénéficiaient d’un statut de reconnaissance qui était inexistant pour les communautés dites dissidentes de l’islam, c’est-à-dire globalement issues de la vague de sécessions chiites qui débuta au VIIe siècle. Elles étaient alors uniquement définies par leur statut. Les musulmans sunnites pour leur part, appartenant à la majorité dans l’empire, ressentaient une proximité avec le pouvoir central. Le concept d’égalité n’existait pas encore.
Au XIXe siècle, la situation change lorsque l’empire ottoman décrète deux trains de réformes « modernistes » (1839, 1856) et proclame l’égalité de tous les sujets du Sultan-Calife. Dans le même temps, sous l’influence de l’Europe, la promotion de l’idée nationale et la valorisation de la modernité militaire, administrative et politique ouvrent à des minorités confessionnelles et ethniques (Kurdes, Arméniens) la possibilité de se constituer en communautés nationales pour revendiquer leur État. Ce long XIXe siècle s’achève à la fin de la Grande guerre avec la chute de l’empire ottoman en 1922.

L’échec des révoltes contre la France
Après l’entrée des troupes françaises à Damas en juillet 1920, la tutelle coloniale de Paris délimite des frontières : informé des revendications autonomistes ou nationales des minorités religieuses, Paris s’emploie à fragmenter la Syrie selon des lignes communautaires : création du Grand Liban, création de l’État alaouite et du Gouvernement des Druzes, et attribution d’un statut particulier au sandjak d’Alexandrette1.
L’échec des révoltes anti-françaises (1919-1927) conduit les nationalistes arabes syriens à brandir sur la scène politique la revendication de l’unité et de l’indépendance. C’est en 1936 que le principe de l’unité du territoire syrien est obtenu. Dans les deux communautés, druze et alaouite, quand la France annonce le retour de ces deux entités à « l’unité syrienne », des chefs religieux et civils traditionnels se prononcent pour le maintien de leur statut séparé. Des notables alaouites demandent même leur rattachement à la France ou au Liban. Chez les Alaouites, comme dans d’autres communautés minoritaires, les partisans du rattachement à Damas viennent en majorité des nouvelles générations éduquées, principalement issues des professions libérales. Derrière les inévitables compétitions pour les postes dans l’État s’affirme une vision du monde différente, d’autres horizons intellectuels et politiques promus par ces jeunes générations nationalistes.

En 1946, le dernier soldat français quitte le territoire syrien. Dans la vie politique après l’indépendance et dans le sillage des courants panarabiste et panislamiste en plein essor, les « unités » concurrentes — unité arabe, unité grand-syrienne, unité nationale syrienne — finissent progressivement par s’entrecroiser voire se superposer pour définir une Syrie arabe syrienne, toujours dans les frontières de 1946.
L’appel du nationalisme arabe
L’arrivée de Gamal Abdel Nasser, le héros de la guerre de Suez (1956) et le héraut du nationalisme arabe, propulse la Syrie dans les bras de l’Égypte au temps de la République arabe unie (1958-1961). Quel autre pays que la Syrie aurait ainsi renoncé à sa souveraineté au nom d’une aspiration unitaire arabe devenue alors une donnée de sa culture politique ?
Le régime des Assad (1971-2024) qui prend le contrôle du pays porte, au nom de la nation arabe, les coups les plus graves à l’unité de la société, en jouant sur les différences confessionnelles. Pourtant, lorsque se lève la révolte (thawra) en mars 2011, les manifestants pacifiques en appellent à l’unité de la société et du pays comme pour conjurer le sort funeste que le régime lui destine.
Alors que s’est-il passé pour que quatorze années plus tard, Druzes, Alaouites, mais aussi Kurdes et chrétiens se drapent dans une méfiance vis-à-vis des libérateurs du pays qui cherchent à réunir ce que la dictature a fragmenté ? Pour le comprendre, il faut saisir la profondeur historique de ce « passé qui ne passe pas » chez les minoritaires. La communauté druze dont le ralliement constitue un enjeu majeur en constitue un bon exemple.
L’histoire prestigieuse des Druzes
La farouche volonté des Druzes de vivre de manière autonome se construit dans la montagne libanaise et le Wadi Al-Taym (sud de la Bekaa) où la communauté se réfugie au XIe siècle pour fuir les persécutions. Société fermée dont les propres dynasties gouvernèrent l’émirat du Mont-Liban sous les Ottomans (XVIe-XVIIe siècles), les Druzes se sont forgé une histoire prestigieuse et une réputation de paysans-guerriers jamais démentie. Leur rapport au pouvoir central d’Istanbul ou de Damas fut toujours celui d’une rivalité qu’il s’agisse de la gouvernance de leur montagne ou de l’intégration de leurs combattants dans l’armée officielle. Dans le cadre de luttes internes entre clans druzes du Mont-Liban, la bataille de Aïn Dara (1711) signa la défaite des clans dits « yéménites » qui s’exilèrent dans le Jabal Hauran (devenu ensuite Jabal Druze). Les Druzes du Jabal Hauran, hors, donc, de l’émirat autonome du Mont-Liban, se trouvèrent de fait placés pour la première fois sous l’autorité directe du gouverneur (wali) de Damas, ordonnateur du prélèvement fiscal et de la conscription pour le compte d’Istanbul.
C’est ici que l’histoire des Druzes de Syrie prend une voie différente de celle de leurs coreligionnaires du Mont-Liban. Alors qu’au XIXe siècle dans le Mont-Liban, les Druzes se heurtèrent aux Maronites, une autre minorité, dans des conflits confessionnels, les Druzes de Syrie se confrontèrent directement au pouvoir central ottoman, en la personne de son représentant, le gouverneur de Damas. À la fin du XIXe siècle, le refus de fournir des hommes pour des combats qui ne sont pas les leurs constitue une des raisons des répressions qui s’abattirent sur eux.
Les prises de parole récentes de Hamoud Al-Hennawi, l’un des cheikhs Al-Aql de la communauté2, s’inscrivent, souvent avec une symbolique semblable, dans la mémoire de la Grande révolte syrienne (1925-1927) contre l’occupant français, comme un gage de fidélité aux combats communs d’hier et aux combats de 2024 aux côtés des sunnites pour la libération du pays. Mais cette voix ne fait pas l’unanimité. Comme la plupart des communautés dites minoritaires, les Druzes — ou à tout le moins une partie d’entre eux — eurent et ont la tentation de la protection étrangère, qu’elle soit britannique puis française et actuellement israélienne.
Dans la Syrie à majorité sunnite, les Druzes du Jabal entretiennent une relation de méfiance avec la capitale Damas, d’autant plus que la province druze a mis à profit l’affaiblissement du pouvoir des Assad pour gagner en autonomie. Un autre cheikh al-Aql, Hikmat Al-Hajari, considère le repli identitaire comme une nécessité existentielle pour la communauté : « Pour nous maintenant, il s’agit d’être ou de ne pas être » (nahnu al-ân fî marhaleh an nakûn aw lâ nakûn, avril 2025).
C’est pourquoi, depuis le 8 décembre 2024, date à laquelle le pouvoir central est passé aux mains de sunnites islamistes, la tentation de la séparation est grande chez une partie des Druzes. Il est vrai que, depuis 1936, maladresses, incompréhension et mauvaise gestion de la part de Damas envers les minorités ont marqué leur histoire.
Le modèle de l’État-nation
La création de l’État moderne en 1920, au Liban comme en Syrie, devait garantir l’égalité des hommes et des communautés. Le modèle de l’État-nation, importé par le mandat français, ne pouvait pas permettre de transformer, par un coup de baguette magique, une société de communautés en société de citoyens. La mission était donc contradictoire et les minorités crurent d’autant moins en cet État que la tutelle coloniale — comme aujourd’hui celle des Occidentaux — reprenait le discours sur leur nécessaire « protection ». Tout au long de la période contemporaine, les communautés minoritaires syriennes s’adaptèrent à l’État moderne, mais sans jamais abandonner cette mémoire de l’époque ottomane construite sur le thème de la victimisation.
Certaines minorités pensent encore que leur sécurité se trouve en dehors de l’État central ou bien passe par leur contrôle de l’État et de la force armée. Les exemples récents, alaouite en Syrie et chiite au Liban, en sont une démonstration.
Le régime des Assad (1971-2024) entreprit de distiller dans l’esprit des communautés minoritaires la peur d’un islam menaçant, désincarné et atemporel. En raison de l’appartenance des Assad à la communauté alaouite, celle-ci est sans conteste la plus touchée par l’entreprise systématique de déshumanisation des sunnites. Les Alaouites forment une communauté longtemps défavorisée et marginalisée, caractérisée par une forte concentration dans la montagne qui a fini par porter leur nom. Bien que de composition et d’histoire très différentes, Druzes et Alaouites sont attachés à leur aristocratie religieuse et sociale dont l’influence dépend aussi du niveau d’autonomie de la communauté — une autonomie que le mandat français avait offerte aux minorités en échange de leur adhésion à son action.
Un fonctionnement minoritaire
La communauté alaouite est pointée du doigt depuis 1970 par la société sunnite pour sa proximité avec la dictature des Assad et les nombreux bénéfices en découlant ; elle a été particulièrement stigmatisée pendant la révolte (thawra) et la guerre civile (2011-2024). Dans un contexte de déferlante meurtrière du régime contre la population sunnite, la majorité de celle-ci opère un repli identitaire. Ce mouvement progresse depuis le début des années 1980, favorisé par le recul du nationalisme arabe et, entre autres, par les massacres commis par le régime des Assad dans la ville sunnite de Hama (1982).
A l’automne 2013, le passage de la majorité des combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) sous les étendards de l’islam radical et du djihadisme se fait sans douleur et sans renoncer à l’idée fondatrice de l’unité. Mais cette fois-ci, une unité dont les sunnites syriens se veulent les promoteurs et les garants face aux minorités dont ils contestent le statut de victimes et reprochent le silence devant les crimes du régime. Ce sont, pensent-ils tout haut, les sunnites qui ont été les victimes du pouvoir de Damas. Il est donc normal que la libération se fasse à leurs conditions comme en témoignent les premiers mois de la gouvernance d’Ahmed Al-Charaa.
Désormais, pour les sunnites, le terme « chaab » (peuple), renvoie à eux-mêmes : « Il fallait libérer notre peuple des prisons » affirme Jamil al-Saleh, un officier commandant la division 74 de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) dans la marche sur Damas, à Syria TV, le 27 avril 2025. « La libération des gens de la ville est la libération des nôtres », poursuit-il en évoquant les villes de Hama et Homs. Pourtant, ce fonctionnement identitaire de type minoritaire, loin de se construire sur le rejet de l’Autre, repose sur la volonté de conquérir l’État et de contrôler l’armée pour assurer leur sécurité. En témoigne la campagne qui a permis à HTC et à des factions islamistes-djihadistes de s’emparer du pouvoir et qui évita de porter le feu contre des civils chrétiens, et même contre des soldats de l’armée du régime en déroute.
Réparer le tissu social et national
S’il est vrai que dans un contexte régional et interne déstabilisant, la tentation de se réfugier dans le cadre communautaire est grande, l’urgence de construire l’avenir d’une Syrie pacifiée pour tous l’est bien plus encore. On voit poindre, dans la présidence de Charaa, un quasi-retour à l’État réformateur ottoman des Tanzimat3 dans l’armée, les institutions, l’éducation, le développement économique et les relations avec les chefs religieux communautaires. Mais ce pouvoir est monochrome et identitaire, et il se méfie de certaines libertés individuelles. Son principal atout : il a le soutien d’une population sunnite ultra paupérisée, habitée par le deuil des siens et le souvenir des humiliations. C’est une population à laquelle la libération a rendu, croit-elle, son rêve historique d’unité et son État et qui se regroupe autour d’Ahmad Al-Charaa.
Alors que le nationalisme arabe, négateur de toutes les réalités communautaires et tribales, est moribond, que l’actuel régime syrien semble s’inscrire dans le sillage des débats réformistes musulmans sur la compatibilité de l’islam avec la modernité, que ce même régime anciennement djihadiste proclame son acceptation des frontières de la Syrie indépendante et sa volonté de paix, le temps est venu pour les minorités d’être à la hauteur du tournant historique que vit la Syrie.
Face au profond traumatisme collectif sunnite et aux blessures de leur mémoire du présent, il revient désormais aux communautés minoritaires syriennes d’inverser leur approche et de sortir de l’éternelle revanche historique contre un empire musulman disparu. Elles doivent regarder le présent en face et considérer enfin l’État de droit moderne, à reconstruire, pour ce qu’il se veut être en Syrie : un garant de l’égalité de tous. Il leur revient de tirer les leçons de l’histoire du XXe siècle : depuis 1918, les minorités ne sont pas des victimes, mais bien des acteurs de leur histoire contemporaine.
Dans l’Orient menacé de tant de déstabilisations violentes, l’intérêt des minorités n’est pas dans la « revanche », mais rejoint celui des sunnites : il est de défendre l’unité nationale et d’établir une relation de confiance avec les actuels gouvernants sunnites. C’est la condition pour qu’elles puissent se positionner avec force sur la scène politique et joindre leurs voix à celles des sunnites désireux d’inventer une nouvelle manière de faire nation, en conformité avec les slogans de la thawra de 2011.
De la conquête française à la chute de Bachar Al-Assad
- 1918 : Après le retrait des Ottomans de la Syrie, les troupes françaises débarquent en octobre pour occuper la côte syro-libanaise.
- 1920 : Le 8 mars, le Congrès général syrien proclame l’indépendance du royaume arabe de Syrie. Fayçal Ier roi de Syrie. Le 4 juillet la Constitution est proclamée et le 24 juillet les Français conquièrent Damas.
- 1925-1927 : Grande révolte syrienne contre le Mandat français. Elle est dirigée par le chef druze Sultan Pacha Al-Atrache rejoint par les nationalistes de Damas.
- 1936 : Traité franco-syrien qui promeut le rattachement des territoires autonomes (druze et alaouite, ainsi que le sandjak d’Alexandrette) à Damas.
- 1946 : Le dernier soldat français quitte le territoire syrien. 17 avril, fête de l’indépendance.
- 1949-1951 : Suite à la création de l’État d’Israël et à la guerre de 1948, trois coups d’État militaires conduisent à une dictature militaire jusqu’en 1954.
- 1958-1961 : L’Égypte et la Syrie sont unies dans la République arabe unie (RAU).
- 1970 : Le général Hafez Al-Assad prend le pouvoir.
- 1981 : Annexion du Golan par Israël.
- 1982 : Insurrection de Hama, lancée par des Frères musulmans ; répression impitoyable : des dizaines de milliers de sunnites tués en trois jours.
- 2000 : Mort de Hafez Al-Assad le 10 juin. Son fils Bachar Al-Assad lui succède. Le régime maintient l’option sécuritaire dans le pays.
- 2011 : Début en mars d’un vaste mouvement de protestation contre le régime. C’est la thawra (révolte/révolution) séculière et pacifique qui est réprimée avec une violence inouïe.
- Septembre 2013 : Après que le régime Assad ait dépassé les lignes rouges données par le président étatsunien Barack Obama, le recul américain dans le soutien à la thawra marque l’entrée en scène des groupes islamistes et djihadistes soutenus par des pays du Golfe et par la Turquie.
- 8 décembre 2024 : Chute du régime des Assad. Hayat Tahrir al-Cham (HTC) et des factions islamistes alliées prennent le pouvoir sous la direction d’Ahmad Al-Charaa.
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Un sandjak est une ancienne division administrative de l’empire ottoman. Le sandjak d’Alexandrette a été cédé par la France à la Turquie en 1938 et est devenu le Hatay.
2Dans la communauté druze, seuls les hommes initiés à la doctrine ont accès aux textes sacrés, sont garants de l’identité religieuse du groupe et sont considérés comme des Sages. Aucune famille ne devant prétendre au monopole de la direction spirituelle de la communauté, le cheikh Al-Aql est une autorité religieuse lorsqu’il est reconnu par tout ou partie des initiés et des non-initiés ; des concurrences familiales et/ou politiques peuvent donc conduire deux ou trois cheikhs Al-Aql à coexister.
3« Réorganisation » en turc ottoman. Le terme désigne un ensemble de réformes modernisatrices entamées en 1839 par l’empire ottoman.