
Autour du Dôme de Paris, dans le 15e arrondissement, un impressionnant dispositif policier quadrille les entrées A et B en ce mercredi 26 mars. À l’occasion de l’événement « Pour la République, la France contre l’islamisme ! », les organisateurs ont réservé une salle pouvant accueillir environ 4 000 spectateurs.
Plusieurs caciques de la droite dure et du Printemps républicain ont fait le déplacement, comme François-Xavier Bellamy et Jean-Michel Blanquer. Deux ministres en exercice doivent intervenir : celui de l’intérieur, Bruno Retailleau, et celui des outre-mer, Manuel Valls. Selon le fascicule distribué à l’entrée, la République française serait confrontée à « l’apparition d’une nouvelle idéologie totalitaire qui s’exprime tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de la Nation avec l’ambition de la disqualifier, voire de la détruire ». L’islamisme, puisque tel est le nom de la « nouvelle idéologie totalitaire », aurait pour but d’« instaurer une gouvernance totalitaire et oppressive » dans l’Hexagone.
19 heures. Alors que la moitié de la salle se cherche encore une place, Christian Estrosi s’avance sur la scène. L’homme a pour mission de chauffer un public distrait. Celui qui a quitté Les Républicains (LR) pour se rapprocher d’Emmanuel Macron, puis bifurquer vers les Horizons d’Édouard Philippe, a cinq minutes chrono. Séparatisme dans les piscines françaises, voile dans le sport, La France insoumise (LFI), qualifiée de « parti de la honte » et son eurodéputée franco-palestinienne Rima Hassan, le Hamas (prononcé « Khamas », par mimétisme avec les dignitaires israéliens), l’antisémitisme et enfin, le thème de la soirée : l’islamisme, dépeint comme une « cinquième colonne rampante comme une pieuvre » : tous ces thèmes sont débités avec virulence par le maire de Nice. Ce premier discours n’a rien à envier à un clip de campagne du Rassemblement national (RN) ou de Reconquête. Il est applaudi avec ferveur.
À l’origine de ce rassemblement, Elnet un lobby pro-israélien
Sur un écran géant est projetée la vidéo de présentation de l’événement. Une femme métisse aux cheveux bouclés déploie tout sourire un drapeau français alors que le mot « ensemble » s’affiche.
Le collectif « Pour la République », organisateur de l’événement, réunit : le collectif Femme Azadi fondé par Mona Jaffarian ; le Comité Laïcité République de Patrick Kessel, ami de Manuel Valls ; le Centre européen de recherche et d’information sur le frérisme (Cerif) de Florence Bergeaud-Blackler et le Centre de réflexion sur la sécurité intérieure (CRSI), tous deux financés par le milliardaire d’extrême droite Pierre-Édouard Stérin ; le think tank Laboratoire de la République créé par Jean-Michel Blanquer pour « gagner la bataille des idées contre le wokisme » ; Unité laïque, le comité de soutien à Boualem Sansal, écrivain algérien emprisonné à Alger, qui partage avec l’extrême droite le traitement idéologique réservé à l’islam et aux étrangers en France. On y trouve aussi Dhimmi Watch, en qualité de participant : un observatoire présidé par la conspirationniste britannique Bat’ Yeor, à l’origine des néologismes « dhimmitude » et « Eurabia » utilisés par les extrêmes droites européennes pour désigner une prétendue soumission à l’islam. L’observatoire compte également Boualem Sansal parmi ses membres.
À leur tête, Agir ensemble, initiateur de l’événement. Créé après le le 7 octobre 2023, ce collectif, dirigé en France par Arié Bensemhoun, est une émanation d’Elnet France1, un lobby pro-israélien très actif à l’Assemblée nationale et au Sénat.
Agir ensemble n’en est pas à son premier coup d’essai. Sa conférence inaugurale le 18 décembre 2023 avait déjà pour thèmes « la République en danger » et « le 7 octobre, l’horreur et la guerre : le jour où le monde a changé ». Elle réunissait notamment Emmanuel Navon, directeur d’Elnet-Israël, et Éric Danon, ancien ambassadeur de France en Israël, participant à la soirée parisienne. Sa dernière « Master Class » en décembre 2024, animée par Julien Dray était titrée : « Mélenchon : histoire d’une trahison républicaine ». Le site propose également du contenu republié, dont les premières rubriques sont « Wokisme » et « Terrorisme ».
Si le logo d’Elnet France n’apparaît pas dans la liste des partenaires de la soirée, les liens sont clairs. Arié Bensemhoun, directeur général d’Agir ensemble et coordinateur de la conférence, est aussi directeur exécutif d’Elnet France. Dès les premiers instants de son discours, l’homme fait siffler LFI. « Ils sont les collabos des islamistes et des traîtres à la République », fustige-t-il, chaudement applaudi par la salle. « Certains pensent qu’on est encore dans les années 1920. Aujourd’hui, l’antisémitisme, c’est surtout la haine d’Israël portée par l’extrême gauche. » Tonnerre d’applaudissements. « Plus aucun Français n’est en sécurité en France, juif ou non, face à l’islamisme », lance-t-il.
« À bas le voile ! »
Sans transition, Bruno Retailleau est annoncé. À l’applaudimètre, l’arrivée du ministre de l’intérieur bat des records. La mine grave, les mains sur le pupitre, le ministre marque un temps. La salle retient son souffle. Il se décide finalement à briser le silence après quelques longues secondes : « Un seul cœur nous manque. » Nouveau temps de pause. « Vous savez, quelqu’un a écrit : “la meilleure façon de faire avancer l’islamisme, c’est de tout lui céder”, et cet homme c’est Boualem Sansal. » La salle claque des mains. Le romancier algérien, condamné en Algérie à cinq ans de prison ferme, est au cœur des tensions entre Alger et Paris.
Bruno Retailleau continue : « l’islamisme c’est le nouveau fascisme », « LFI tisonne la braise de l’antisémitisme en se servant de la cause palestinienne à des fins électorales », « le voile est un marqueur de soumission ». Le ministre salue les « courageux » députés présents dans la salle qui ont participé à la proposition de loi LR interdisant le port du voile dans le sport. Le texte, porté par l’exécutif, a été mis à l’agenda de l’Assemblée nationale, sans tenir compte de la réserve émise par les ministres des sports et de l’éducation nationale alertant contre le risque d’amalgame et appelant à s’en référer aux règlements intérieurs des fédérations sportives, qui proscrivent déjà les signes religieux. « Le sport est une grammaire universelle ! Vive le sport et à bas le voile ! », s’époumone-t-il sous les vivats.
Pour s’en prendre à l’Algérie sans la nommer, le ministre cite ensuite l’un des théoriciens du djihad international, lié à Al-Qaida : Abou Moussab Al-Souri. « Il a dit que l’Europe était le ventre mou de l’Occident », relate-t-il. Bruno Retailleau dit constater une perte de repères de la jeunesse française qui serait alimentée par une gauche ayant théorisé un sentiment de culpabilité vis-à-vis de l’histoire coloniale de la France. « On a dit, la France vous ne l’aimerez pas. C’est à cause de ces mouvements décoloniaux et wokistes, touillant dans les guerres mémorielles », résume-t-il. La salle semble apprécier la référence sourde à la guerre d’Algérie, objet de toutes les tensions et pressions quand un média français souhaite la traiter avec profondeur. Le chroniqueur Jean-Michel Aphatie a, par exemple, été sanctionné par la radio RTL, fin février dernier, pour avoir affirmé que le pouvoir colonial avait commis plusieurs massacres pendant la conquête de l’Algérie, comparables à celui d’Oradour-sur-Glane.
Noëlle Lenoir lui succède sur scène. L’ancienne ministre des affaires européennes entre 2002 et 2004, sous Jacques Chirac, et présidente du comité de soutien de Boualem Sansal, déclare à la tribune que l’islam est une « religion prosélyte par nature et fragilisant la France ».
« Il leur manquait un génocide »
20 h 23. Eugénie Bastié, éditorialiste et polémiste au Figaro, figure médiatique de la droite réactionnaire, entre en scène. Elle présente les deux grands débats de la soirée : « Face à l’islamisme, le temps des constats » et « Face à l’islamisme, le temps des combats ». Interagissant sur scène avec les intervenants, elle tente de relativiser : « La majorité des musulmans pratiquent un islam modéré. » Mais demande dans la foulée à Fadila Maaroufi, anthropologue, fondatrice de l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles, « des conseils pour ne pas devenir le Belgiquistan », terme que son journal, Le Figaro, a récemment théorisé. Mme Maaroufi assure qu’il n’est plus possible de parler d’islamisme ou de djihadisme dans son propre pays et que l’élite politique belge « manque de courage ». « Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) devenu CCIE [pour « Europe »], s’est du coup réfugié chez nous, tout comme de nombreux djihadistes avant », poursuit-elle.
Éric Danon, ancien ambassadeur de France en Israël de 2019 à 2023 prend la parole. Il salue les bombardements israéliens ayant permis l’avènement d’un nouveau gouvernement au Liban et des premières critiques des Palestiniens envers le Hamas, lors d’une récente manifestation dans le nord de Gaza. Il enchaîne : « L’Unrwa a vocation à disparaître », « Les houthistes n’ont pas été totalement détruits, car Israël ne s’en est pas encore occupé », ce qui provoque les rires de l’assistance. Mais l’ancien ambassadeur, pour qui Elnet France et Elnet Israël avaient organisé conjointement un pot de départ en juillet 2023 à Tel-Aviv, ne s’arrête pas là : « Ma conviction, c’est qu’il n’y a pas de génocide mais une nécessité absolue pour les islamistes et les propalestiniens de dire qu’il y a génocide. » « Et pourquoi selon vous ? », demande Eugénie Bastié. « Parce qu’ils en ont besoin pour parachever une identité palestinienne mimétique de celle des juifs. »
Ils leur manquaient quelque chose pour être à égalité avec les juifs… il leur manquait un génocide. Enfin, ils tiennent le récit d’un génocide, même s’il n’existe pas. Et vous verrez qu’ils pousseront cela pour dire un jour : « Nous avons autant que les juifs le droit d’avoir un État dans cette région. »
La salle applaudit de nouveau. « Puis vous aurez l’étape suivante qui sera encore plus redoutable quand ils diront : ‘C’est nous le peuple de Dieu. Ce ne sont pas les Juifs.’
Quand les communistes s’alliaient aux islamistes
Vient le tour de l’influenceuse Mona Jafarian. En France, la cofondatrice du collectif Femme Azadi, habituée des plateaux de CNews, est devenue en l’espace de quelques années la figure féminine du Printemps républicain. Elle est aussi le porte-voix, en France, du courant monarchiste iranien, dont les différentes tendances sont favorables à un retour au pouvoir de la dynastie Pahlavi pour remplacer les mollahs. « Pendant la révolution [islamique, en 1979], j’ai vu les communistes soi-disant antireligieux et anticléricaux s’allier aux islamistes pour faire tomber ce qu’ils appelaient la royauté. »
Un autre influenceur prend la parole sous le pseudonyme de Ben le patriote. L’homme aux 245 000 followers sur Instagram porte un discours fédérateur : « Nous avons besoin de rassembler des juifs et des musulmans sur les réseaux sociaux », avant de lancer : « je vais aller à la chasse aux musulmans modérés », prévenant que sur les réseaux s’exerce la « très grave » prédication de salafistes et appelant à un réveil des « musulmans français », sans se soucier des amalgames.
« Le crash test républicain »
Frédéric Dabi, le directeur général de l’institut de sondage Ifop, vient commenter le sondage exclusif commandé par Agir ensemble pour la soirée. Son titre ? « Le crash test républicain – La cohésion nationale à l’épreuve des divisions et de l’islamisme ». Au micro, Dabi explique : « Il s’agissait, […] et c’est le thème de la soirée, de déterminer le ressenti face à la menace islamiste dix ans après les attentats de 2015, et également d’identifier les facteurs de division du pays. » Selon cette étude, menée du 21 au 24 février auprès d’un échantillon de 1 200 personnes, l’islamisme serait perçu comme un phénomène expansionniste, en progression notamment dans les quartiers populaires (72 %), les prisons (70 %), mais aussi au sein de l’école (63 %), de l’université (56 %) et des clubs sportifs (52 %). Le « port du voile dans les espaces publics » serait aussi considéré comme une « manifestation de l’idéologie islamiste » par 72 % des sondés. Cependant, le directeur de l’Ifop tempère : ce sentiment serait « beaucoup moins fort dans deux catégories : chez les jeunes et chez les sympathisants de La France insoumise ». Mais : « 82 % des Français ne font pas confiance à Mélenchon pour lutter contre l’islamisme ». À la mention de ce nom, le public hue. Marine Le Pen, en revanche, arrive première du classement en cette matière, devant le duo Darmanin et Retailleau. À la mention de ceux-là, la salle applaudit.
Manuel Valls vient clôturer le débat. Les spectateurs se lèvent comme un seul homme. Le ministre des outre-mer rend hommage à son collègue Bruno Retailleau. Mais la salle est presque déçue quand pendant les longues premières minutes de son discours, le ministre pointe la Russie comme danger numéro un de la France – un danger pourtant ressenti par 81 % des sondés de l’étude de l’Ifop. Il appelle à « ne pas se tromper d’allié » contre cette menace et dans le soutien important de la France à l’Ukraine. Manuel Valls pointe l’extrême droite, la qualifiant de complice de Poutine. On est loin de la cinquième colonne islamiste. Les applaudissements faiblissent. L’homme poursuit en arguant que, certes, « l’Ukraine, c’est loin », mais qu’il faudra consentir à des efforts pour financer une « guerre qui vient ». « Nous avons cherché la paix sociale au détriment de la sécurité de la paix de l’État », lance-t-il. Médusée, la salle semble ne plus savoir comment réagir. Mais le ministre parlait là de l’islamisme ! « L’Europe doit se réarmer culturellement. Le multiculturalisme a fait vaciller la Belgique et le Royaume-Uni », prévient-il.
Le ministre rappelle cependant que « les musulmans pratiquent leur foi modérément dans leur immense majorité », avant de s’en prendre violemment au voile : « Nous l’avons fait [l’interdiction] pour le voile dans les écoles et les lieux publics, faisons-le pour les mineurs à l’université et dans les compétitions sportives ! Marianne n’est pas voilée, car elle est libre ! Elle porte un bonnet phrygien laissant dépasser des mèches ! » Son discours est chaudement ovationné.
La soirée se termine sur une Marseillaise chantée par l’ensemble des invités réunis sur scène face à un public debout. La salle se vide progressivement. Canettes, emballages vides et bouteilles en plastique jonchent le sol.
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1Nils Wilcke ,« Après le Parlement, le lobby pro-israélien Elnet infiltre le gouvernement » Off Investigation, 25 mars 2025.