
Nul besoin d’être expert
e en psychiatrie pour comprendre que le génocide en cours à Gaza et la politique d’annexion israélienne en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ont des conséquences dramatiques pour la santé mentale du peuple palestinien. Ce qui se cache derrière les dommages physiques est peut-être bien plus violent encore : Israël, avec la complicité des États-Unis et dans l’indifférence quasi générale de leurs alliés occidentaux, est en train de détruire la structure émotionnelle, cognitive et psychologique de la population palestinienne.Une population polytraumatisée
Le traumatisme des Palestinien
ne s prend racine en 1948, lorsque — suivant la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël — plus de 750 000 Palestinien ne s furent forcé e s de quitter leurs terres. Cette Nakba (catastrophe) — est un traumatisme collectif et transgénérationnel fondamental de l’histoire palestinienne. Il est aujourd’hui fortement ravivé dans la conscience collective par le déplacement forcé de 2 millions de Gazaoui e s depuis octobre 2023.À la veille du 7 octobre 2023, Gaza était une prison à ciel ouvert depuis 2007. Les habitant
e s y vivaient coupé e s du monde, sous blocus terrestre, aérien et maritime imposé par Israël depuis 16 ans. Ce blocus a placé Gaza dans une situation de « dé-développement » et de crise humanitaire chronique et multiforme. Les restrictions de circulation et d’accès ont détruit le tissu économique et social et fait naître un sentiment de désespoir qui domine dans la population. Les habitant e s de Gaza ont également subi quatre guerres d’ampleur avec Israël depuis 2008 (en 2008-2009, 2012, 2014 et 2021) qui ont causé de nombreux morts et blessés ainsi que des dégâts psychologiques considérables.En Cisjordanie et à Jérusalem-Est, la population se retrouve dépourvue face à la croissance des colonies et à la violence des colons. Les Palestinien ne s assistent impuissants à la confiscation de leurs terres et à la destruction de leurs biens. Ils sont quotidiennement humiliés par le vaste système de contrôle et de restrictions de mouvement imposé par la matrice coloniale israélienne depuis des décennies. Ils sont eux-mêmes ou voient leurs proches se faire emprisonner, blesser, ou tuer sans que justice soit faite. Cette situation et l’absence de perspective d’évolution à court ou moyen terme ont eu un impact traumatique direct sur la population palestinienne. L’accélération drastique, particulièrement après le 7 octobre 2023, de ces tendances de longue date en matière de discrimination, d’oppression et de violence place la Cisjordanie au bord de la catastrophe, tandis que Gaza a glissé dans l’abîme.
Il est essentiel d’être précis quant aux conséquences catastrophiques du génocide en cours. Bien au-delà de ses prétendus objectifs militaires, Israël a stratégiquement ciblé à grande échelle toutes les infrastructures vitales nécessaires au maintien du tissu social et économique de la population gazaouie. En anéantissant des familles entières et en détruisant des espaces où les gens tissent des liens et s’entraident, comme les écoles, les hôpitaux, les mosquées et les églises, Israël a fait disparaître les sources de subsistance et de soutien communautaires fondamentales à la stabilité psychologique de la population. Le nombre de victimes est si élevé et les destructions d’infrastructures si étendues que les familles sont dans l’incapacité de pratiquer leurs rituels funéraires, rendant le processus de deuil extrêmement difficile. Adultes comme enfants sont confrontés à une anxiété extrême, à la faim et à la soif, à la peur et à une inquiétude constante pour leur propre sécurité et celle de leurs proches.
Un tel traumatisme ne se limite pas au présent et aux personnes directement touchées. Il peut engendrer de graves traumatismes intergénérationnels, comme en témoignent les études sur les enfants de survivants de l’Holocauste et d’autres traumatismes de masse1.
Des besoins mal évalués
Pour diverses raisons liées aux manques de moyens et au tabou social entourant la question de la santé mentale en Palestine, il existe (trop) peu de données statistiques sur les conditions sociopsychologiques des PalestinienTPO) était déjà la plus touchée par les troubles mentaux de l’ensemble des pays de la Méditerranée orientale2.
ne s. On peut tout de même citer quelques chiffres d’études menées avant le génocide. Une étude publiée en 2017 indiquait que la population du Territoire palestinien occupé (La Palestine avait notamment déjà de loin les taux de dépression les plus élevés des pays de la région. Selon les données de cette étude, la dépression était la deuxième cause d’invalidité en Palestine en 2015. En 2021, une étude de la Banque mondiale3 effectuée sur un panel de 5 867 Palestinien ne s a relevé quant à elle la présence de symptômes dépressifs chez 50 % des répondant e s en Cisjordanie et 71 % à Gaza.
Il n’existe pas encore de chiffres ni d’étude évaluant les conséquences du génocide en cours à Gaza sur la santé mentale de la population. Des rapports révèlent cependant que les enfants gazaouis présentent des réactions traumatiques aiguës, incluant paralysie, mutisme, convulsions, confusion et perte de contrôle de la vessie.
Les jeunes sont de manière générale particulièrement touchés par les problèmes de santé mentale. Une étude publiée en 2015 indiquait que 40 % d’entre eux souffraient de troubles de l’humeur, 90 % d’autres pathologies liées au stress et 60 % à 70 % de symptômes de « stress post-traumatique »4. Selon Médecins sans frontières, dans un article datant de 2021, les suicides et tentatives de suicide ont régulièrement augmenté depuis 2007, alors même qu’ils sont clairement sous-rapportés à cause de la stigmatisation des problèmes de santé mentale au sein de la société palestinienne. Si la tentative de suicide est un crime selon la loi palestinienne, une étude médicale publiée dans le World Journal of Medical Sciences en 2014 rapporte cependant qu’un quart des adolescent e s palestinien ne s (13-17 ans) avaient déjà fait des tentatives de suicide. L’un des taux les plus élevés au monde.
Des outils inadaptés
Samah Jabr, responsable de l’unité de santé mentale au ministère palestinien de la santé, remet cependant en question ces statistiques. Elle est l’une des 34 psychiatres palestinien ne s tentant de faire face avec difficulté aux immenses besoins d’une population polytraumatisée de 5,5 millions d’habitant e s. Selon elle, les outils développés en Occident pour mesurer la dépression, comme l’inventaire de Beck5, ne font pas la distinction entre la souffrance justifiée et la dépression clinique et ne tiennent pas compte des circonstances dans lesquelles l’angoisse constitue une réponse raisonnable et adaptée à la situation vécue.
Elle soutient également que la notion de trouble de stress post-traumatique (TSPT) n’est pas applicable à la population palestinienne, car il n’y a pas de « post » dans la situation endurée. Le traumatisme en Palestine est collectif et continu, et la menace toujours présente :
Nous décrivons notre expérience psychologique dans des termes qui, nous l’espérons, seront compris en Occident, et nous parlons donc beaucoup du trouble de stress post-traumatique (TSPT). Mais je vois des patients souffrant de TSPT à la suite d’un accident de voiture. Pas après un emprisonnement, ni après un bombardement, ni après avoir été étiqueté comme une personne hors la loi (…). L’effet est plus profond. Il change la personnalité, il change le système de croyances, et cela ne ressemble pas à un TSPT.6
Pour Samah Jabr, il serait nécessaire d’aller au-delà des outils occidentaux et de la définition donnée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), pour développer ses propres normes en matière de santé mentale. Le TSPT devrait ainsi être requalifié de « trouble de stress traumatique chronique » pour décrire correctement la situation vécue par les Palestinien ne s7.
Une responsabilité qui dépasse le cadre clinique
Il est également indispensable de prendre en considération la responsabilité de la violence politique et des dynamiques de pouvoir à l’œuvre dans le traumatisme palestinien. Répondre aux traumatismes implique une responsabilité qui dépasse le cadre clinique. Il est indispensable d’aborder leurs manifestations psychologiques, sociales et politiques. Or, ces aspects sont souvent occultés par les classifications des maladies qui tendent à individualiser les souffrances. Ce travail ne relève pas uniquement des professionnel
le s de la santé mentale. Il exige une réponse collective, à plusieurs niveaux, ancrée dans la justice sociale — la justice étant une condition essentielle à toute guérison. Pour que les Palestinien ne s puissent réellement se rétablir de manière significative, la réalité politique en Palestine doit changer.L’occupation et la colonisation israéliennes sont bien les premières responsables de l’état catastrophique de la santé mentale en Palestine. Les acteurs palestiniens travaillant dans le domaine de la santé mentale, tels que l’ONG « Gaza Community Mental Health Programme », ont compris cette réalité — qu’ils vivent eux-mêmes dans leur chair — et s’efforcent d’intégrer au sein de leur mandat la lutte pour les droits humains et la fin de l’occupation israélienne. Cela a néanmoins conduit certains de ces acteurs locaux à être privés de plusieurs fonds occidentaux, notamment européens et américains, victimes de la politique dite « de conditionnalité » imposée par ces bailleurs. Cette clause empêche en effet les organisations locales suspectées d’« activisme politique », « d’incitation à la haine » et de « soutien au terrorisme » de recevoir ces fonds, comme le dénonçait Amnesty international en novembre 2023.
Selon Tariq Dana :
[Ces restrictions imposées par les bailleurs] criminalisent de nombreuses organisations palestiniennes qui se lancent dans des formes modérées de résistance par le biais du droit international, de la défense des droits humains et en soutenant la survie des communautés. Ces restrictions contribueront donc non seulement à une marginalisation accrue de la cause palestinienne, mais faciliteront également l’institutionnalisation de l’expansion coloniale israélienne8.
Du côté des organisations internationales humanitaires opérant en Palestine, trop rares sont les fois où sont dénoncées dans leurs rapports ou leurs discours les véritables causes des problèmes que celles-ci — en majorité occidentales — sont pourtant censées venir endiguer. Des causes éminemment politiques, dont les acteurs humanitaires internationaux ne peuvent se saisir du fait de la nature même de leur mandat. Au nom du sacro-saint principe humanitaire d’« impartialité politique », le paradigme d’aide guidant l’action de ces organisations est ainsi principalement technocratique, apolitique et « neutre ». En acceptant la stratégie de dépolitisation de l’aide dictée par Tel-Aviv, Washington et les bailleurs de fonds occidentaux, ce mode d’action a permis à Israël d’échapper à ses responsabilités en tant que puissance occupante. Ce faisant, il n’a fait que renforcer le système colonial israélien, sans jamais réussir à améliorer durablement les conditions de vie de la population palestinienne.
Ainsi, malgré les dizaines de milliards de dollars d’aide investis en Palestine par les bailleurs de fonds internationaux depuis des décennies, faisant de la population palestinienne l’un des plus importants bénéficiaires d’aide non militaire par personne au monde9, tous les indicateurs à disposition indiquent une détérioration de la situation économique et humanitaire des Palestinien ne s. C’est tout particulièrement le cas de la santé mentale, domaine longtemps délaissé et parent pauvre de l’action humanitaire en Palestine.
Le paradigme d’aide humanitaire prévalant en Palestine doit ainsi être urgemment repensé, repolitisé et réarticulé autour de la lutte pour les droits fondamentaux des Palestinien
ne s, seule option capable de mettre fin aux causes endémiques du fléau de la santé mentale en Palestine. Tout doit être fait pour faire renaître l’espoir de justice. Seule celle-ci permettrait une véritable amélioration de la santé mentale des Palestinien ne s.Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Bruno Halioua, Muriel Vaislic, Patrick Bantman, Rachel Rimmer, Stéphanie Dassa, Jonathan Taieb, Dan Halioua, Samuel Sarfati, Alexis Astruc, Thierry Bury, Nicole Kac-Ohana, Marc Cohen, Richard Prasquier, « Que nous apprennent les enfants des survivants de la Shoah sur la transmission transgénérationnelle du traumatisme ? », European Journal of Trauma & Dissociation, Volume 6, n°1, 2022.
2Raghid Charara, Mohammad Forouzanfar et autres, « The Burden of Mental Disorders in the Eastern Mediterranean Region, 1990-2013 », PLoS ONE, 12 (1), 2017, https://doi.org/10.1371/journal.pone.0169575
3Institution financière internationale qui accorde des prêts et autres appuis financiers à des pays en développement pour des projets d’investissement.
4Dyaa Saymah, Lynda Tait and Maria Michail, An overview of the mental health system in Gaza : an assessment using the World Health Organization’s Assessment Instrument for Mental Health Systems (WHO-AIMS), janvier 2015
5L’Inventaire de dépression de Beck (IDB) est un des instruments de dépistage les plus largement utilisés pour mesurer la sévérité de la dépression chez les adultes ainsi que chez les adolescents de plus de 13 ans.
6Olivia Goldhill, « Palestine’s head of mental health services says PTSD is a western concept », Quartz, 13 janvier 2019.
7Mohamed Altawil, Aiman El Asam, Ameerah Khadaroo, « Impact of chronic war trauma exposure on PTSD diagnosis from 2006 -2021 : a longitudinal study in Palestine », Middle East Current Psychiatry, février 2023.
8Tariq Dana, « Criminalizing Palestinian Resistance : The EU’s Additional Condition on Aid to Palestine », Al-Shabaka, 2 février 2020.
9Jeremy Wildeman et Alaa Tartir, « Can Oslo’s failed aid model be laid to rest ? », Al-Shabaka, 19 septembre 2013