
Le 11 janvier 2025, Mascate s’est illuminée sous les feux d’artifice célébrant le cinquième anniversaire du règne du sultan Haïtham Ben Tarek Al Saïd. Partout dans le pays, l’heure était à la fête — mais aussi à un premier bilan. Car la « renaissance renouvelée », slogan d’une époque appelée à prolonger l’héritage de l’ancien père de la nation, le sultan Qabous, avait débuté sous de bien sombres auspices. Pandémie de Covid-19 et crise de la dette publique en 2020, manifestations de demandeurs d’emploi (mai 2021), dégâts causés par les cyclones Gulab et Shaheen (octobre 2021)1 : autant d’épreuves qui assombrirent les premiers mois d’une accession au trône par ailleurs exemplaire.
Rarement une passation de pouvoir s’était déroulée avec autant de sérénité dans la péninsule arabique qu’en ce janvier 2020. En quelques heures, le conseil de famille renonça à son droit de choisir le prochain monarque par consultation (choura) et s’en remit à la lettre testamentaire contenant le nom de Haïtham, solennellement ouverte en direct à la télévision d’État. La matinée n’était pas achevée que retentissaient déjà, dans toute la capitale, les salves d’honneur et l’hymne national. Quarante jours plus tard, à l’issue de la période de deuil, le nouveau sultan prononçait son premier discours. Il y avertissait les citoyens des « défis » et des « sacrifices » à venir, en une allusion à peine voilée aux mesures d’austérité déjà en gestation.
Haïtham Ben Tarek n’aura bénéficié d’aucun état de grâce : il fallait régner sans délai et redresser au plus vite les finances, fragilisées par les dernières années erratiques du règne de Qabous et la baisse prolongée des cours du pétrole. Intronisé par temps de crise, il s’est peu à peu imposé comme un monarque pragmatique, à la gouvernance plus collégiale et capable d’assumer des décisions impopulaires pour redresser l’économie de son pays.
Un technocrate sur le trône ?
L’image du sultan s’est cristallisée pendant les premiers mois de son accession au trône. Son ton sobre, sa voix monocorde, son tropisme pour le business, sa proximité avec les familles marchandes et jusqu’à ses fautes de langue en arabe — qui trahissent une plus grande aisance en anglais — donnèrent immédiatement le sentiment qu’une page se tournait. Le sultan Qabous, fondateur quasi divin de la nation omanaise moderne, cédait la place à un bon pater familias, diplomate formé à Oxford, gestionnaire modeste, mais méthodique d’un État confronté à une crise de l’endettement et à l’urgence de réformes structurelles trop longtemps ajournées. Un récit lisse, qui faisait opportunément l’impasse sur certains épisodes moins flatteurs — notamment la gestion hasardeuse, quelques années plus tôt, de gigantesques projets immobiliers par Haïtham Ben Tarek lui-même.
Ce dernier plaça les premiers temps de son règne sous le signe de la rationalisation de l’action publique. Le plan budgétaire « Tawazun » (équilibre) de 2020-2024 recentra l’État sur ses fonctions essentielles : réduction du périmètre gouvernemental, restructuration du fonds souverain, supervision accrue des entreprises publiques et ouverture à une fiscalité nouvelle — avec, en ligne de mire, l’introduction d’un impôt sur le revenu, toujours en discussion tant la mesure demeure impopulaire.
Dans le même esprit, il engagea une purge discrète à la tête de l’État. Des dizaines de fonctionnaires aux postes honorifiques furent mis à la retraite. De nombreuses primes, indemnités et gratifications furent supprimées. La majorité des contrats avec des consultants étrangers ne furent pas reconduits. Le temps de la prodigalité, aggravé par la vacance du pouvoir due à la longue maladie de Qabous, était révolu. L’heure était désormais à la sobriété. Pour l’incarner, le sultan donna l’exemple en sabrant dans les effectifs du personnel de ses palais.
Pourtant, cinq ans après, une évidence demeure : malgré les réformes structurelles et les efforts de diversification économique du plan « Vision 2040 » — le tournant vert, l’investissement dans le tourisme et l’essor timide de l’industrie —, les hydrocarbures représentent encore deux tiers des recettes budgétaires de l’État. Car ce ne sont pas les politiques d’austérité qui auront fait tomber la dette publique à 34 % du PIB en 2024, mais bien la flambée des prix du pétrole et du gaz à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle aura permis de dégager un excédent budgétaire de près de 3 milliards d’euros en 2022, en contraste avec un déficit de 2,4 milliards d’euros durant la même période en 2021.
Derrière le technocratisme et les succès réels du sultan en matière de gouvernance publique, la réalité économique demeure donc imperturbablement la même : ce sont toujours les cours du pétrole qui dictent la trajectoire économique du Sultanat d’Oman. Dans ce cadre, les turbulences économiques mondiales, liées à la guerre commerciale lancée par Donald Trump, pourraient avoir de multiples effets sur le sultanat. Elles ont déjà entraîné une chute du prix du baril de pétrole.
Une succession dynastique
Rapidement, plusieurs observateurs notèrent que la mise en œuvre de ces réformes s’accompagna d’une inflexion dans l’exercice du pouvoir du sultan. Haïtham Ben Tarek imposa une gouvernance plus collégiale, en confiant certains portefeuilles ministériels à des technocrates aguerris, comme Saïd Al-Saqri au ministère de l’économie. Il était auparavant un haut fonctionnaire, connu pour ses publications en matière d’économie du développement.
Mais cette dynamique de déconcentration et de professionnalisation du champ du pouvoir ne saurait en éclipser une autre : la place de choix, au sommet de l’État, réservée aux membres de la famille du sultan. Comme son prédécesseur, Haïtham Ben Tarek conserve le poste de premier ministre, pendant que ses deux frères occupent des ministères stratégiques : l’un est vice-premier ministre chargé des relations et des affaires de coopération internationale ; l’autre vice-premier ministre en charge des affaires de la défense. Son fils aîné, Dhi Yazan, est ministre de la culture, des sports et de la jeunesse. Quant à son autre fils, Bilarab, il dirige un programme de soutien aux start-ups innovantes, à l’instar d’autres membres de la famille qui occupent eux aussi des postes influents dans le secteur privé.
On assiste ainsi au renforcement de la famille royale à la tête de l’État, et même à une réaffirmation du caractère dynastique du règne du sultan. Celui-ci a fait le pari d’asseoir sa légitimité en l’inscrivant dans l’histoire longue de la dynastie des Al Saïd, dont la force et la permanence, pendant plus de trois siècles, avaient en partie été occultées par la figure monumentale du sultan Qabous. En 2021, Haïtham Ben Tarek alla jusqu’à amender la constitution, transformant officiellement le sultanat en État dynastique héréditaire (article 5). Ce faisant, il rompait avec des siècles d’histoire au cours desquels le régime, s’appuyant sur le principe religieux de l’imamat ibadite, s’était toujours refusé à reconnaître le principe héréditaire, lui préférant l’élection par un conseil restreint.
Au culte de la personnalité qui avait structuré le règne de Qabous succède ainsi une nouvelle dramaturgie du pouvoir : Dhi Yazan est désormais prince héritier. Les avenues du sultanat sont progressivement renommées en hommage aux grands souverains de la lignée. Acmé de cette révolution symbolique, la fête nationale sera, à partir de 2025, déplacée du 18 au 20 novembre — passant de la date d’anniversaire du sultan Qabous à celle de l’arrivée au pouvoir, en 1744, de l’imam fondateur de la dynastie Al Saïd.
Dans cette nouvelle mise en scène du pouvoir, l’épouse du sultan, Ahad Al-Busaidiyya, endosse le rôle de première dame et s’investit dans les activités classiquement dévolues à cette fonction. Elle agit dans les domaines de l’enfance et de la santé mentale, mais met aussi à l’honneur les femmes omanaises et leur contribution à la construction nationale. Son port du voile à mi-tête — qui provoqua l’ire des religieux conservateurs, rapidement rappelés à l’ordre par la sécurité intérieure — et son attitude discrètement libérale semblent l’ériger en modèle pour les femmes des jeunes générations.
La rupture s’opère donc en douceur, dans un souci de continuité et de respect de l’héritage de Qabous. Mais après cinq ans, elle ne fait plus de doute. La dynastie Al Saïd et la famille royale ont repris leurs droits : Oman est redevenue une monarchie comme les autres.
La verticalité du pouvoir
Une monarchie d’ailleurs bien ordinaire, dans laquelle l’ouverture contrôlée de la sphère publique ne se manifeste pas sans un art consommé du trompe-l’œil. Le Sultanat d’Oman affiche en effet un engagement de façade en matière de droits humains et de libertés publiques. Il a ratifié ces dernières années plusieurs conventions internationales, tout en y apposant des réserves qui en limitent drastiquement la portée : « Le sultan est libéral sur le plan économique, mais pas sur le plan politique », résume un intellectuel omanais sous couvert d’anonymat.
En 2021, les pouvoirs du Majlis Al-Choura — le Conseil consultatif, chambre basse législative dont les membres sont élus — ont été sensiblement réduits2. La réforme a renforcé l’autorité du pouvoir exécutif en atténuant l’autonomie législative, en supprimant le principe de la publicité des débats et en restreignant le droit du Parlement de convoquer des ministres. Ce dernier changement a été qualifié de « désastreux » par l’ancien vice-président du Conseil consultatif, Yaqoub Al-Harthi. Les médias, quant à eux, restent dans la main du pouvoir. Plusieurs activistes et lanceurs d’alerte sont arrêtés incommunicado, et parfois mis en jugement et condamnés à des peines de prison. L’application de discussions en ligne Clubhouse a été interdite, tout comme le compte X « Les féministes omanaises ». L’année 2024 a connu une recrudescence des pratiques de censure après plusieurs années de tolérance relative.
Une ouverture qui a fait long feu
Si le sultan Haïtham a manifesté, au moment de son accession au trône, certains signes d’ouverture politique en amnistiant des opposants en exil au Royaume-Uni, cette politique a, elle aussi, fait long feu. La nouvelle loi sur la nationalité, promulguée en janvier 2025, a introduit la déchéance de nationalité pour les faits de lèse-majesté et d’outrage à la nation — une disposition qui a suscité de vives critiques sur les réseaux sociaux. Toutes ces évolutions suggèrent que le nouveau sultan préfère la formule de la modernisation conservatrice à celle de la libéralisation.
Si ouverture il y a, elle doit venir d’en haut et être aussi graduelle que contrôlée. La critique d’Israël et le soutien à la cause palestinienne sont ainsi tolérés, voire encouragés, pour renforcer l’estime nationale du peuple omanais face aux voisins émiriens et saoudiens, dont les régimes verrouillent étroitement l’expression sur ce sujet. Dans le même esprit, le podcast Mas’ad, d’initiative gouvernementale, rouvre prudemment certains pans de l’histoire nationale. Les guerres de l’Imamat (années 1950) et du Dhofar (années 1960 et 1970), sujets auparavant tabous dans l’espace public, sont aujourd’hui discutées. Mais elles le sont dans un style retenu et à travers la parole tempérée des grands cheikhs tribaux qui sont invités pour partager leurs souvenirs et analyses.
Dans ce concert de discours savamment accordés, une voix continue de rompre l’harmonie : celle du grand mufti Ahmed Al-Khalili, en poste depuis cinq décennies. Et pour cause : il n’est pas certain que le pouvoir en place ait apprécié de voir circuler sur les réseaux sociaux, en février 2025, une photographie de la première sommité religieuse du pays avec un lance-roquette Yassin 105 miniature, le type même utilisé par les milices palestiniennes. Le soutien indéfectible d’Al-Khalili aux groupes armés de la région, des Houthis au Hezbollah en passant par le Hamas, détonne avec le discours sur l’islam de tolérance et de modération qui demeure l’un des principaux outils de soft power des Omanais.
Or, le régime semble d’autant moins enclin à tolérer ce type de propos que le sultanat a été frappé, le 17 juillet 2024, par la première attaque terroriste revendiquée par l’Organisation de l’État islamique (OEI) contre la communauté chiite à Wadi Al-Kabir. Quelques jours après la diffusion de la photographie du mufti, celui-ci publiait un message sur X dans lequel il présentait ses excuses « à toute personne à qui [il avait] pu nuire en paroles ou en actes ». Officiellement présenté comme un examen de conscience nécessaire à l’approche de la mort — l’épouse du mufti est décédée début 2025 —, ce message a été interprété par certains analystes comme le signe d’une démission imminente, et peut-être imposée.
L’avenir du poste de mufti apparaît ainsi incertain : sera-t-il simplement supprimé ou remplacé par une instance plus collégiale, destinée à neutraliser l’influence de son successeur ? Si le sultan favorise des religieux plus réformistes en leur donnant voix au chapitre dans les grands quotidiens nationaux, il ne sera pas facile de se défaire du mufti. Fort d’une légitimité populaire immense, celui-ci demeure, toujours, la voix la plus libre dans un pays où le réalignement derrière la parole monarchique aura été aussi discret qu’efficace.
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1NDLR. Les cyclones Gulab et Shaheen sont deux cyclones successifs qui ont atteint Oman le 2 octobre 2021. Oman a alors enregistré l’équivalent de deux ans de précipitations en quelques heures.
2NDLR. Le Parlement, bicaméral, est également formé du Majlis al-Dawla (Conseil d’État) dont les membres sont nommés par le sultan.