14 920 €Collectés
23%
65 000 €Objectif
13/47Jours

Gaza. Sur TF1, ceux qu’on nomme et ceux qu’on compte

Depuis quelques semaines, sous l’impulsion peut-être de l’inflexion du discours d’Emmanuel Macron, les médias dominants offrent à voir des images et des points de vue jusque-là occultés. Mais cela ne peut faire oublier leur couverture biaisée durant les dix-huit premiers mois de la guerre, comme en témoigne l’étude des journaux télévisés de TF1 (13 heures et 20 heures), au moment du pic d’intérêt pour la guerre à Gaza. Une plongée dans l’entreprise de déshumanisation des Palestiniens.

Un présentateur parle, superposé à des personnes et un paysage urbain dégradé.
© captures d’écrans du 20H de TF1, Orient XXI

L’attaque-surprise le 7 octobre 2023 menée par le Hamas et d’autres groupes armés palestiniens en Israël, ainsi que ses prolongements militaires à Gaza, a été largement couverte par les différents médias télévisés français. Sur la période étudiée, qui court du 7 octobre au 24 novembre 2023, date de la première trêve qui permet l’échange d’otages contre des détenus1, 133 sujets et autres brèves ont été produits par TF1. Il ressort de leur étude la difficulté patente de la chaîne de télévision française à produire de l’empathie pour les victimes palestiniennes de la gigantesque riposte israélienne.

Sur les 220 personnes auxquelles la première chaîne a donné la parole, seulement 70 sont palestiniennes, contre 150 côté israélien. Même constat pour ce qui est de la durée des apparitions à l’écran, les Israéliens se sont exprimés quatre fois plus longtemps (environ quarante minutes) que les Palestiniens (onze minutes).

Le pic puis l’oubli

C’est peu dire que le 7 octobre 2023 a été un choc. Par-delà le traumatisme subi par la société israélienne, qui occupe l’essentiel de la couverture des premiers jours sur TF1, les bombardements israéliens sur Gaza actent rapidement une logique punitive, indiscriminée. Il y a déjà près de vingt mille morts avant la trêve du 24 novembre 2023. Pourtant, à la télévision, le récit proposé par les commentaires, analyses et reportages des journalistes de TF1 ne traite pas ce basculement dans le massacre de civils.

Sur les quarante-neuf jours analysés, les moments d’intense couverture se concentrent sur les premiers jours. Comme le remarque Arnaud Mercier, chercheur au Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaire sur les médias (Carism), interrogé par le site de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) après le pic de couverture, c’est la « lassitude qui gagne » dans les quotidiens2. À la suite de cela, rapidement, la guerre s’efface des écrans. Et quand elle revient, c’est souvent pour rapporter les pertes israéliennes ou bien parler des otages. Nulle corrélation entre la croissance du nombre de morts à Gaza et la couverture médiatique française.

L’image des Palestiniens reste discrète, souvent lointaine, presque fantomatique. Ce contraste est d’autant plus saisissant lorsqu’on le compare au flot d’images sur les réseaux sociaux qui parviennent de Gaza. Les journalistes gazaouis – comme Bisan Awda, qui figure dans la liste 2024 des femmes les plus influentes au monde du Financial Times, Plestia Alaqad ou Hind Khoudary —, mais aussi des particuliers, qui se filment, ont couvert eux-mêmes le conflit au quotidien. Cet engagement des Gazaouis permet de voir des images, certes difficiles et brutales, mais qui sont les seules qui documentent le conflit. La mort de plus de deux cents journalistes gazaouis sous les bombes et les balles israéliennes relève d’un ciblage systématique sur le terrain. Les journaux télévisés dépendraient-ils de l’armée « la plus morale du monde »3 en termes de récits et d’images… ?

Cruelle asymétrie

Le sociologue Pierre Bourdieu disait en 1996, dans son ouvrage Sur la télévision (Raisons d’agir, 1996), qu’il était possible que la télévision puisse « paradoxalement, cacher en montrant ». Les Palestiniens apparaissent à l’écran peut-être par souci d’objectivité, mais même dans cette optique, cette dernière semble pour le moins déséquilibrée — pour ne pas dire acquise aux Israéliens.

Lorsque les morts palestiniens sont évoqués par la chaîne, c’est avec prudence. Les chiffres sont sourcés comme provenant du « ministère de la santé du Hamas ». L’organisation n’étant qualifiée autrement que de « terroriste », toute information émanant de ses rangs ne peut qu’être traitée avec méfiance. Ses données sont pourtant reconnues comme fiables par l’ONU et de nombreuses ONG internationales. Des soutiens de la politique de Benyamin Nétanyahou, en Israël et à l’international, et des membres de la fachosphère sont allés jusqu’à démentir sur les réseaux sociaux certaines images parvenant de Gaza, usant de néologismes comme « Gazawood » ou « Pallywood », contraction de « Gaza » et « Palestine » avec « Hollywood ».

Mais le déséquilibre ne s’arrête pas aux chiffres. À l’écran, les Israéliens sont souvent nommés, présentés, décrits : prénom, métier, lieu de vie, parfois même des portraits détaillés tirés de leur vie quotidienne. Les Palestiniens, eux, sont rarement identifiés. Ils restent des silhouettes dans les ruines, des mères qui se lamentent, des corps anonymes qu’on ne voit que brièvement, en cri ou en larmes. Pas de nom, pas d’histoire : seulement 18 Palestiniens sont nommés, contre 108 Israéliens.

Il est vrai que Gaza est fermée aux journalistes étrangers, mais un si grand écart concernant la désignation des victimes interroge. Quand elles ne sont pas juste un nombre, les victimes palestiniennes, en étant anonymisées, sont invisibilisées. En Israël, les Palestiniens sont comparés à des « animaux humains » — terme employé dès le 8 octobre par le ministre de la défense israélien Yoav Gallant.

Une parole déséquilibrée

Durant la période étudiée, parmi les 150 Israéliens interrogés, 34 étaient francophones. L’usage du français permet de créer une proximité immédiate avec les téléspectateurs. Du côté palestinien, seuls 4 s’expriment en français. Ce n’est pourtant pas faute de voix palestiniennes francophones. Rami Abou Jamous en est un parfait exemple.

Autre point de différenciation : les Israéliens s’exprimant en anglais ou en hébreu bénéficient d’une traduction complète, tandis que les Palestiniens s’exprimant en arabe ne sont traduits que partiellement.

Les Israéliens sont aussi filmés longuement dans des cadres apaisants. Ils parlent avec émotion dans leur salon, leur jardin ou sur un banc public. On les voit, on les entend, on les comprend. Le sentiment d’identification est fort, installant un rapprochement empathique qui peut se traduire en soutien.

Le 13 juillet 2014, au moment de l’opération militaire israélienne sur Gaza, le journaliste Daniel Schneidermann, dans une tribune pour Libération intitulée « Le canapé de Sdérot », disait vouloir comprendre :

Pourquoi l’Israélien parle, témoigne, et le Palestinien hurle toujours, sa colère ou sa douleur. Pourquoi l’Israélien se contemple de près, pourquoi on peut voir son intérieur, son jardin, visiter son abri anti-roquettes douillettement décoré du drapeau israélien, pourquoi on est si près de sa peau, de ses rides, de sa peur. Alors que le Palestinien n’est qu’un chiffre qui crame sous les décombres. Qui se confond avec les décombres. Qui n’est plus que décombres, filmés de loin.

Cette différence est toujours d’actualité et s’est même exacerbée. Les Palestiniens hurlent et bien souvent les phrases qu’ils prononcent dans ces moments de douleurs ne sont pas traduites. Les Gazaouis (en grande majorité musulmans) apparaissent à l’écran barbus pour les hommes, voilés pour les femmes. Dans le contexte islamophobe français, ces représentations symbolisent pour les uns, la figure du terroriste présumé, pour les autres, un endoctrinement visant à cacher la femme.

En ne montrant les Palestiniens que dans la douleur, le silence ou la religiosité, TF1 les fait exister à travers un prisme. Celui qui rappelle les anciens clichés orientalistes : un peuple barbare, révolté, irrationnel et de fait non civilisé. Cela s’applique parfaitement à la rhétorique du « choc des civilisations » dont Benyamin Nétanyahou fait grand usage.

Les choix de TF1 — à travers ses mots, ses silences et ses images — disent quelque chose sur qui mérite d’être vu, entendu ou pleuré. Car ce que l’on ne voit pas s’efface peu à peu des consciences.

124 otages israéliens sont libérés contre une quarantaine de Palestiniens détenus dans les prisons israéliennes.

2Camille Pettineo, «  Israël-Hamas : un an après l’attaque du 7 octobre, que retenir de la médiatisation du conflit  ?  », La revue des médias, INA, 7 octobre 2024.

3Ainsi que le récit national israélien la dépeint : elle ne se laisserait aller à aucune exaction et ferait une guerre juste même à un ennemi injuste, ainsi que l’atteste le concept hébreu de «  Tohar HaNeshek  » (pureté des armes).

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.