Gaza. La zone de pondération
Toute critique de la guerre menée par Israël contre Gaza est canalisée, édulcorée et rendue inoffensive, enfermée dans un cadre médiatique et politique, qui banalise la catastrophe en cours et empêche d’appeler les choses par leur nom.
Depuis peu, une brèche est venue lézarder le « dôme de fer »1 symbolique sur lequel venait ricocher toute prise de position ferme en faveur de Gaza et contre ses tortionnaires. Aucun des verrous qui font tenir l’édifice n’a sauté, mais force est de constater que, l’un après l’autre, ils se desserrent et que les lignes bougent. Reconnaissons au journal Le Monde un courage louable, bien que tardif. Il a fallu attendre ces tout derniers mois pour observer ce virage éditorial. La famine de masse a ceci d’effroyable qu’elle s’imprime partout sur les visages et les corps, produisant un effet de vérité qu’il n’est plus possible d’ignorer : on réalise soudain qu’une catastrophe humanitaire se déroule sous nos yeux…
Ne reste plus qu’à nommer clairement les coupables pour mieux les combattre. Ce qui, dans le paysage médiatique de 2025, n’est assurément pas une mince affaire. Comme le rappellent Serge Halimi et Pierre Rimbert dans un article du Monde Diplomatique, mener à bien un authentique travail de journaliste est devenu une gageure lorsqu’on se heurte continuellement au « lobby pro-israélien »2. Celui-ci forme un bloc compact, belliqueux et très efficace dès qu’il s’agit de museler toute voix dissidente ou d’invisibiliser les inconscients qui auraient l’audace de ranger le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou bien en vue dans la liste des exterminateurs.
Certains ont pu se réjouir qu’Emmanuel Macron soit le seul président occidental à se rendre aux portes de Gaza, en avril 2025, pour dénoncer le blocage des points de passage humanitaires et appeler au cessez-le-feu immédiat. Ce sont les mêmes qui, quelques mois plus tard, l’applaudiront pour avoir annoncé en grande pompe la reconnaissance de l’État de Palestine. Après les pires compromissions avec le régime de Nétanyahou, Macron consent finalement à ce geste symbolique pour reprendre pied sur une scène internationale où depuis bien longtemps il a perdu toute influence et toute crédibilité. Certes, d’autres pays devraient emboîter le pas à la France, sous la pression d’opinions publiques ulcérées et devant l’évidence d’un désastre que plus rien ne peut dissimuler. Cet appel d’air ne doit pas être méprisé. De là à parler d’une victoire ? Y a-t-il encore un sens à reconnaître l’existence d’un État sur un territoire éventré où survit une population parquée et promise à l’hécatombe ? La décision tardive et hasardeuse du président français n’offre-t-elle pas un prétexte idéal aux autorités israéliennes, Bezalel Smotrich et Yariv Levin en tête, pour accélérer la destruction de Gaza et procéder au plus vite à l’annexion pure et simple de la Cisjordanie ?
Pendant ce temps, la députée Caroline Yadan et la ministre macroniste en sursis Aurore Bergé s’efforcent de promulguer une énième loi scélérate qui, sous couvert de lutter contre « les formes renouvelées de l’antisémitisme », vise à criminaliser toute critique sérieuse de la politique génocidaire du gouvernement israélien. Un levier supplémentaire parmi tant d’autres pour renforcer le régime de terreur méthodiquement mis en place pour lier les langues et obturer l’espace politique.
Un régime de terreur
Ce que j’appelle ici « terreur », c’est l’installation progressive, mais autoritaire et brutale, d’un régime d’exception qui exclut a priori toute possibilité de dénoncer le « Gazacide » dont parle le journaliste palestinien Rami Abou Jamous et de combattre pied à pied les thuriféraires de Nétanyahou. Il ne s’agit pas ici d’une terreur qui, comme c’est le cas à Gaza, détruit et soumet les corps à la famine et à la mort, mais d’une terreur qui empêche de formuler toute inquiétude distinctement, qui proscrit dans tout l’espace public l’existence d’un véritable débat contradictoire, avec ce que cela implique d’ouverture aux nuances de l’argumentation, à la nécessaire contextualisation des faits, sans parler de l’historicisation salutaire des événements en cours.
La terreur, c’est la disparition d’un socle commun dans le prolongement duquel il serait possible d’entrevoir un horizon de justice. Tous ceux qui n’ont pas vu ou voulu voir ce sol s’émietter et se dérober sous leurs pas en ont fait l’amère expérience : se croyant libres de débattre et de hausser le ton, ils ont vite découvert qu’un certain nombre de référents étaient par avance exclus des jeux de langage autorisés, qu’il n’y avait pas de « génocide », de « famine » planifiée par l’armée israélienne, encore moins de « camps de concentration » programmés. Si l’on voulait parler malgré tout, il fallait se résoudre à slalomer en terrain miné.
Les prescriptions autoritaires destinées à vous clouer le bec sont désormais bien connues et repérables par tout un chacun. Leur puissance, certes, s’émousse peu à peu, mais elles font toujours recette sur les plateaux télé comme dans la vie publique. Vous engagez votre parole sur une ligne critique de la politique d’Israël, vous devrez inévitablement traverser un certain nombre de sas de neutralisation. Préalable à toute tentative pour rendre justice à l’insondable souffrance des Gazaouis, il vous faudra d’abord reconnaître, en prenant le ton solennel de circonstance, que le tort subi par Israël le jour du 7 octobre 2023 est incommensurable. Il ne s’agit évidemment pas de partager un écœurement légitime devant les exactions du Hamas, ou d’exprimer une compassion sincère pour les victimes israéliennes et les otages. Il s’agit de s’assurer qu’avant toute chose, vous resterez pétrifiés devant la date sacralisée du 7 octobre, et que vous reconnaîtrez par-là, implicitement, le droit d’Israël à châtier les coupables, dans les proportions qu’elle estime justes et appropriées.
Puisqu’Israël a subi, le 7 octobre 2023, le coup le plus terrible de son histoire récente, vous voilà maintenant sommé de reconnaître qu’il est, et a toujours été, menacé dans son existence même. Ce qui lui donne évidemment le droit de protéger ses frontières, extensibles à volonté, pour tenir en respect les États hostiles et barbares qui l’entourent, États qui, par leur simple présence, mettent en péril son intégrité. Et tant pis, si cette politique ultra-agressive déstabilise toute la région qu’elle transforme en poudrière. Et tant pis si elle s’intègre explicitement dans le projet millénariste du « Grand Israël », terre promise qui inclurait la Jordanie, le Liban, et la Syrie, comme l’appelle de ses vœux Smotrich, l’une des figures les plus radicales de l’État génocidaire.
Raphaël Enthoven, le Meyer Habib de la philosophie
Au besoin, une troisième opération de filtrage vous attend : un tour de passe-passe plus pernicieux encore que les précédents qui vous contraindra à reconnaître que le Hamas occupe toujours la bande de Gaza. Et c’est un fait, le Hamas est toujours là… Mais dans le débat truqué que bien imprudemment vous avez accepté, ce simple fait justifie qu’un voile de suspicion recouvre immédiatement toute information et toute image en provenance de l’enclave. Par conséquent, vous serez obligé de l’admettre : la famine n’est absolument pas utilisée par Nétanyahou comme une arme de guerre. C’est un spectacle propagandiste mis en scène par les hommes du Hamas, reconvertis pour l’occasion en maîtres du montage hollywoodien et de la superproduction misérabiliste. Devenu avec le temps, le Meyer Habib de la philosophie, le propagandiste Raphaël Enthoven assène même le 15 août sur X qu’« Il n’y a AUCUN journaliste à Gaza. Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d’otages avec une carte de presse ». Il lui faudra un mois pour s’excuser. Évidemment, Enthoven ne peut ignorer qu’Israël seul décide qui a le droit de raconter ce qu’il voit ou qui est condamné à disparaître. Mais ce tweet tout en nuances avait sans doute vocation à assassiner une seconde fois Anas Al-Sharif, journaliste d’Al-Jazira, ciblé et tué cinq jours plus tôt par un bombardement israélien.
Parvenu en ce point ultime, il n’y a tout simplement plus de débat. Ne vous faites plus prier, avouez-le : en frappant ses voisins et en nettoyant Gaza, Israël ne fait que combattre à notre place la barbarie islamiste ! C’est le chancelier allemand Friederich Merz qui l’assure, Israël fait « le sale boulot », le grand ménage qui alimente les fantasmes inavoués de l’Occident3. Israël ne prend pas de gants, il n’a que faire des timides scrupules de la vieille Europe. Et sa brutalité, bien loin d’entrer en contradiction avec les valeurs de l’Occident, est devenue le moyen le plus légitime de les faire respecter. « La seule démocratie du Proche-Orient » porte la lumière au cœur de l’obscurantisme moyenâgeux.
Comme chacun sait, quiconque a pu refuser de franchir l’un ou l’autre de ces sas et, partant, de se soumettre intégralement à ce régime de terreur savamment déployé est devenu, sans autre forme de procès, un « antisémite ».
Une nouvelle « zone d’intérêt »
Cédez à la terreur et vous voilà adoubés, accueillis à bras ouverts dans un tout autre espace de discussion : la zone de pondération. Tout différend s’efface alors comme par magie. Plus d’injonction et d’aboiement au moindre signe suspect de gazaphilie. Vous avez désormais voix au chapitre avec en toile de fond un idéal de consensus qui guide tous les intervenants. On vous écoute, on vous comprend, on consent même à verser quelques larmes sur le sort des enfants gazaouis amaigris dont on diffuse les images entre deux étapes du tour de France. On accepte même, soyons fous, d’élever la voix contre l’incorrigible « Bibi » qui parfois, c’est vrai, pousse le bouchon un peu loin…
La zone de pondération, c’est un peu la Zone d’intérêt du film de Jonathan Glazer, ce petit univers coquet dans lequel se retranchent Rudolf Höss, le commandant d’Auschwitz et sa petite famille. Les enfants jouent, on cuisine, la vie domestique s’y installe avec une liberté et une placidité improbable, alors que l’extermination industrielle bat son plein à quelques encablures. Entouré de larges haies et de murs épais, notre adorable jardinet se porte bien et l’on peut deviser à tête reposée. En ce sens, ce que j’appelle « zone de pondération », est la survivance incongrue d’un espace feutré et apaisé, celui de l’égalité de parole, des critiques qui atteignent leurs cibles, des idées régulatrices qui réunissent malgré les désaccords énonciateurs. Un espace donc où l’on simule le débat et la vie démocratiques aux portes d’un univers de brutalité intégrale que nous avons choisi de ne pas voir et de ne pas montrer.
Cet univers possède sa logique propre, celle de guerre bien sûr, mais surtout celle de l’extermination. Si la guerre a pu un temps apparaître comme la continuation de la politique par d’autres moyens, selon la formule bien connue du général prussien Carl von Clausewitz (1780-1831), l’extermination implique une rupture brutale avec tout état de raison. C’est un saut sans retour dans une logique folle d’agression pure et généralisée. Parvenu en ce point, on peut tout dire, tout se permettre. Comme « Bibi » le farceur qui promet de la glace Ben & Jerry’s4 aux futurs pensionnaires palestiniens du camp de concentration bientôt installé sur les ruines de Rafah5. Ou comme le facétieux ministre israélien du patrimoine, Amichai Eliyahu, qui propose au moment du dessert de larguer une bombe atomique à Gaza pour en finir une bonne fois pour toutes avec la question palestinienne6. Sans oublier Itamar Ben-Gvir, Israël Katz et les autres qui rêvent éveillés de déporter massivement les derniers Gazaouis pour faire de l’enclave une station balnéaire, une marina où le président étatsunien Donald Trump lui-même se voit déjà trôner, triomphant, cocktail à la main, sous une pluie de dollars.
Pendant ce temps-là, laissons donc aux Européens tout le loisir de papoter vainement en « zone de pondération ». Rien d’essentiel ne peut s’y formuler, on s’en est assuré. Des experts disserteront des heures durant sur les nuances juridiques du mot « génocide », jusqu’à se noyer dans l’abstraction et oublier le génocide bien réel qui se déroule sous nos yeux. On multipliera les analogies, Arménie, Rwanda. On veillera bien sûr à distribuer la parole de manière équitable. On vantera les vertus de la patience. Mais s’agit-il bien de prendre son temps pour mieux comprendre ce qui se passe ou de gagner du temps pour que rien ne change ? Même les intervenants les plus coriaces, comme le député Aymeric Caron face au grand inquisiteur Jean-Jacques Bourdin sur Sud Radio le 25 mai, finissent, de guerre lasse, par brandir les valeurs morales bafouées, le droit international piétiné. Or, ces valeurs et ce droit sont invoqués pour plaider en faveur d’un peuple qui par avance échappe à leur champ d’application. Notre universalisme s’arrête aux portes de Gaza. La disparition des Palestiniens n’est pas, comme le dirait Judith Butler, soumise au deuil7. Le Palestinien qui meurt n’est pas digne d’être pleuré. Aux otages israéliens, les noms propres scandés solennellement, les portraits et les larmes des familles ; aux « animaux humains » de la bande de Gaza, les chiffres rapidement égrénés, la froide récapitulation des faits, comme pour soulager sa conscience et s’acquitter d’une vilaine besogne.
L’heure de la guérilla
Tant que nous accepterons de nous cantonner à la « zone de pondération », le Palestinien restera ce mort-vivant sans droit — l’homo sacer dont parle le philosophe Giorgio Agamben — celui qui n’a pas de nom et dont le meurtre ne sera jamais un crime8. Il restera l’irreprésentable au sein du champ de la représentation, l’autre radical, forclos même lorsqu’il est visible. Nous devrons nous résoudre à l’abandonner dans son face-à-face interminable avec l’ennemi israélien.
L’heure a déjà sonné de s’engager dans une guérilla contre toute loi scélérate qui viserait à prolonger le statu quo, octroyant à Israël le temps nécessaire pour achever ses basses œuvres. Peu à peu, les conditions se réunissent pour faire bouger les lignes et arracher l’UE à son goût immodéré pour la torpeur diplomatique et l’attentisme coupable. Un dispositif permanent de harcèlement juridique se met en place. De plus en plus d’ONG portent plainte et assignent au tribunal des soldats israéliens soupçonnés de crimes de guerre. Amnesty International s’attaque à l’entité Gaza Humanitarian Foundation (GHF), pilier du dispositif israélien déployé pour rassembler et affamer les réfugiés gazaouis, sous prétexte de sécuriser la distribution d’aide alimentaire. C’est également au tour de certaines entreprises (Carrefour) et même de banques (BNP Paribas) d’être attaquées pour complicité de génocide.
Face à un horizon figé et alors même qu’une profonde mélancolie nous étreint, il faut imaginer l’improbable, l’événement anodin ou fracassant qui portera l’accroc décisif dans le tissu des faits imposés, et restaurera le possible lors même qu’on le croit évaporé. Et nous ne cesserons pas, pour paraphraser le poète Mahmoud Darwich, d’écrire notre silence, de « faire exploser ce silence plein de toutes ces voix », celles de tous ceux qui, dans les décombres, trompent la mort et la tiennent obstinément en respect.
1Référence au système de défense antiaérien israélien réputé très efficace.
2Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Le lobby pro-Israël en France », Le Monde Diplomatique, août 2025.
3NDLR. Interrogé le 17 juin 2025 par la chaîne publique allemande ZDF, le chancelier a assuré que l’État israélien faisait « le sale boulot » de l’Occident en bombardant les sites nucléaires iraniens.
4NDLR. Ben Cohen, 74 ans, cofondateur de la marque Ben & Jerry’s et partisan de Bernie Sanders, a interrompu une audition au Congrès le 14 mai 2025 pour dénoncer le soutien des États-Unis à Israël.
5Mera Aladam, « Netanyahu ’backs Gaza concentration camp’ plan, reportedly says ’feed them Ben & Jerry’s’ », Middle East Eyes, 9 juillet 2025.
6Michael Bachner, « Amichaï Eliyahu : “Atomiser Gaza est une option” ; Netanyahu le suspend des réunions », Times of Israel, 5 novembre 2023.
7Judith Butler, « The Compass of mourning », London review of books, volume 45, n° 20, 19 octobre 2023.
8Le concept d’Homo sacer (Homme sacré/maudit) renvoie au droit romain et désigne une personne qui peut être tuée sans que ce meurtre ne soit considéré comme un homicide. Dans Le Pouvoir souverain et la vie nue (1997, Seuil), Agamben transpose l’idée à l’époque contemporaine. Pour le philosophe italien, l’Homo sacer moderne est l’interné en camp de concentration, objet de l’arbitraire et de l’état d’exception, sans droits.
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