
C’est seulement dans la postface de son livre Le pouvoir de dire non que Dominique de Villepin évoque — implicitement — le discours historique, resté dans toutes les mémoires, qu’il avait prononcé au nom de la France, au conseil de sécurité des Nations unies, à la veille de l’offensive américaine contre l’Irak. Et pourtant, ce discours sous-tend tout l’ouvrage, lui donne à la fois l’éloquence du titre et la force d’une posture exemplaire :
En 2003, la France a collectivement refusé la logique brutale de l’unilatéralisme. Elle a dit non à la guerre en Irak, non à la loi du plus fort. Mais que s’est-il passé depuis ? La répétition névrotique des interventions militaires, l’abandon du développement du Sud, relégué au second plan, la montée des rapports de forces sans contrepoids diplomatique. Nous n’avons pas réussi à construire dans la durée un nouveau chemin pour rassembler la communauté internationale. La France, dans ce contexte, a progressivement perdu sa voix.
L’épreuve de Gaza
Exemplaire, la posture de Dominique de Villepin l’aura également été, récemment, à propos de la guerre dévastatrice contre Gaza, à un moment où les voix politiques en France se faisaient rares dans les médias pour dénoncer l’horreur. Le lecteur d’Orient XXI qui chercherait à retrouver dans le livre les mêmes indignations émotionnelles à ce propos risque à première vue d’être déçu. Mais qu’il ne s’y trompe pas, Gaza se profile derrière chaque page qui traite de droits humains, de droit international, de relations internationales tout court.
Car, précise l’auteur dans le chapitre intitulé « Habiter les seuils » (p. 190) :
Gaza n’est pas un simple conflit local isolé sur la carte d’un monde déjà en flammes. C’est un symbole et un avertissement, la préfiguration de toutes ces guerres que, partout dans le monde — en Amérique, en Europe ou ailleurs — nous semblons prêts à accepter comme des éventualités rationnelles. Gaza n’est donc pas une aberration. Elle est devenue tragiquement la norme brute de la guerre, une barbarie rendue possible par l’engrenage des peurs et la démission collective des consciences (…) Et le risque est grand que nous perdions en chemin l’idée même que nous nous faisons de la civilisation.
L’auteur laisse ensuite au poète palestinien Mahmoud Darwich le soin d’exprimer son émotion, par une longue citation lyrique empruntée au « Dernier discours de l’homme rouge » (1992).
Pour autant, Dominique de Villepin se veut rationnel, objectif, arbitre entre les parties. Dans le chapitre intitulé « Le nouvel âge de fer », il tente de comprendre les ressorts de l’actuelle politique israélienne :
La tragédie du 7 octobre 2023 a ouvert une nouvelle ère pour tous les peuples de la région, tout en rappelant au monde que les plaies du passé ne se sont pas refermées. Face à des attaques terroristes d’une ampleur inédite, Israël, confronté à une menace existentielle sur son territoire, a répondu par une logique de guerre sans limites, menée sur sept fronts et accompagnée d’un durcissement intérieur, de la mise au pas de la justice et des médias.
Il ajoute :
Le risque est double de voir basculer complètement la démocratie israélienne vers un modèle séparatiste, annexionniste, militariste. Mais aussi laisser dans l’histoire collective les stigmates durables des bombardements massifs sur Gaza et du siège imposé à une population entière en violation du droit humanitaire international.
L’idée d’une paix juste
On pourrait rétorquer qu’Israël, État hyper militarisé a d’ores et déjà basculé dans le séparatisme avec la loi de l’État-nation de 2018, qui réserve aux seuls juifs le droit à l’autodétermination, et quant à l’annexionnisme, n’est-il pas constitutif du projet colonial au cœur de la politique israélienne ? Et les organisations comme Amnesty International ne parlaient-elles pas déjà de régime d’apartheid, avant même le 7 octobre 2023 ? L’auteur a cependant le mérite de lier la sécurité collective de la région à l’idée de paix juste : « Tant qu’il n’y aura pas de justice pour tous les peuples de la région, y compris les Palestiniens, mais aussi les Libanais et les Syriens, il n’y aura pas de paix durable ni d’ordre véritable au Proche-Orient. »
Dans son désaveu de toute forme de suprématisme politique, Dominique de Villepin va même jusqu’à esquisser une sorte de pendant à « l’Orientalisme » d’Edward Saïd. Dans le chapitre intitulé « Le refus de l’occidentalisme », l’ancien diplomate doublé d’un historien dénonce « cette illusion par laquelle l’Occident, enivré par une hégémonie post-guerre froide se fige dans un récit d’exception et de vertu, ignorant ses responsabilités et nourrissant de nouveaux conflits ».
L’essai survole, à travers le temps long, les mouvements tectoniques de la politique internationale, survol qui ne va pas sans quelques raccourcis sur des réalités bien plus complexes et diversifiées que leur simple désignation, comme pour « l’islamisme » (p. 67), dans le chapitre intitulé « Les nouveaux despotes à l’âge impérial », ou encore, tout à la fin du livre, s’agissant des printemps arabes, dont l’échec ne peut être attribué uniquement à un manque « de vision et d’ambition », quand on pense à la redoutable contre-révolution qui s’était aussitôt mise en place et aux interventions étrangères.
La lecture de l’ouvrage se révèle stimulante, tant par l’acte de foi dans « l’honneur de la politique », que par la diversité des savoirs mobilisés, la pertinence des références philosophiques. Il y a enfin et surtout ce souffle qui traverse le livre de part en part, fait entendre une voix singulière et porte une certaine vision de la France.
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