
Avec l’indépendance des trois États du Maghreb — le Maroc et la Tunisie en 1956, l’Algérie six années plus tard — est apparue une nouvelle race d’hommes politiques : les opposants, que nos deux auteurs rebaptisent « les dissidents », reprenant un concept en usage durant la guerre froide pour qualifier les adversaires des régimes communistes dénoncés comme totalitaires et désireux de rejoindre le modèle occidental.
Une fois maîtres de leur destin, il ne s’agit plus dans les nouveaux États de s’élever contre l’étranger, mais de contester un pouvoir national. La première vague de dissidents comprend pour l’essentiel des combattants de la lutte pour l’indépendance qui se retrouvent exclus du pouvoir dans des circonstances souvent obscures. En Tunisie, Habib Bourguiba écarte violemment son rival de toujours, Salah Ben Youssef, longtemps secrétaire général du parti nationaliste, le néo-Destour. Au Maroc, le sultan devenu roi un an après l’indépendance marginalise avec machiavélisme le grand parti nationaliste, l’Istiqlal, qui pourtant réunissait derrière lui la grande majorité du peuple. En Algérie, l’été 1962 voit mis à l’écart, voire même emprisonnés, les dirigeants de la moitié des wilayas de l’intérieur, les ministres du gouvernement provisoire et plusieurs ténors de la guerre d’Algérie dont Mohamed Boudiaf, l’instigateur du 1er novembre 1954, Hocine Aït Ahmed, fort de son influence dans l’ex-wilaya III, la Kabylie et Mohamed Khider, l’un des premiers interlocuteurs du président Gamal Abdel Nasser au Caire avant 1956.
Une fois les régimes installés et l’autoritarisme en place, les dissidents se retrouvent dans une revendication censée unifier les rangs, la liberté et la défense des droits humains. C’est au nom de la liberté qu’Aït Ahmed soulève la Kabylie en 1963. C’est au nom de la liberté que le Rif s’oppose au trône marocain en 1957, et toujours au nom de la liberté que les comploteurs de décembre 1962 tentent d’abattre le régime tunisien. En Tunisie la Ligue des droits de l’homme déploie la plus grande activité et aussi la plus grande résilience face aux innombrables manœuvres de l’État désireux de les abattre dans tout le Maghreb.
Partout, c’est l’échec qui impose la recherche d’un nouveau thème. Ce sera l’islam politique à partir du naufrage du nationalisme arabe que marque la défaite de l’armée égyptienne en 1967. C’est là qu’on peut s’interroger sur la pertinence du concept de dissident appliqué aux oppositions maghrébines. S’il est valide pour toute une série d’opposants qui se réclament de la démocratie et d’un régime représentatif basé sur le bulletin de vote, il l’est sans doute moins pour les Frères musulmans qui ne placent pas la liberté et la démocratie à l’occidentale comme objectifs de leur lutte, mais privilégient la fidélité aux principes de l’islam et pratiquent en interne un fonctionnement qui part du sommet et s’impose à la base. Il est vrai que sur ce point, même les partis se revendiquant de la démocratie n’appliquent pas — ou guère — leurs principes chez eux. L’autoritarisme n’est pas l’apanage de l’État.
Il faut remercier les auteurs de la somme brillante qu’ils ont réalisée sur plus d’un demi-siècle d’opposition ou de dissidence au Maghreb, ressuscitant des personnages un peu oubliés et rappelant des épisodes souvent sortis des mémoires. S’y ajoutent des notes de bas de page très fournies et une chronologie très détaillée.
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