Orient XXI cherchait pour porter la voix de Gaza un professionnel indépendant qui puisse travailler dans des circonstances aussi dramatiques, et qui rende compte par l’écriture. Rami est tout cela. Il raconte avec rigueur les guerres internes entre le Hamas et les clans mafieux, analyse les projets israéliens, trouve en permanence des sujets qui rendent compte du lent étouffement de toute une société, dans la terreur des bombardements. Cela va des ravages causés par la pénurie de cigarettes à la destruction systématique du cadastre, aux descriptions cliniques de la faim qui tord le ventre des enfants, aux drones armés qui rôdent comme des oiseaux de proie. Rami décrypte la stratégie israélienne pour rendre invivable la bande de Gaza, de l’arme de la famine à l’interdiction de tout produit d’hygiène, moyens d’un nettoyage ethnique à l’issue duquel les 2,3 millions d’habitants seront chassés d’une façon ou d’une autre.

Ce génocide, mot prononcé sans hésitation, Rami l’illustre en outre en racontant sa propre histoire et celle de sa famille, son épouse Sabah, leur fils Walid, âgé de 3 ans, et les trois fils de Sabah, Moaz, Sajid et Anas, nés d’un premier mariage. Après le 7 Octobre, ils entament un itinéraire sans but qui les conduit dans des « cages », selon sa propre expression, de plus en plus exiguës : expulsés sous les balles de leur appartement de la ville de Gaza en même temps que des dizaines de milliers de Gazaouis, ils trouvent refuge dans une seule pièce à Rafah, la ville frontière avec l’Égypte, au sud, qu’ils doivent quitter en catastrophe sous la menace des chars israéliens pour planter une tente à Deir El-Balah, dans le centre de la bande, sur le terrain appartenant à un ami. Leur espace se rétrécit encore avec l’arrivée de nouveaux déplacés.
Une littérature de l’anéantissement
Rami Abou Jamous décrit sans détour la « non-vie » qui est devenue la sienne, où le mot « humiliation » revient comme un leitmotiv. L’humiliation de ne pouvoir acheter du poulet à un enfant qui a faim, l’humiliation de vivre sous une tente avec les mouches et les serpents, l’humiliation de vivre de plus en plus en haillons, avec un seul pantalon qui se déchire. Il est à la fois l’observateur et le sujet. Il fait partie de la catastrophe, et il a décidé qu’il ne pouvait plus la décrire de l’extérieur, comme si elle ne lui arrivait pas à lui aussi. Avec l’obsession de garder malgré tout la dignité, vertu enseignée par son père. Même si pour cela Rami a dû, comme il le dit, « sacrifier sa vie privée ». Le prix à payer est élevé quand on appartient à une société conservatrice qui place très haut la pudeur et le respect de l’intimité familiale. Rami Abou Jamous a choisi de faire entrer ses lecteurs français dans cette intimité, des conversations avec sa femme aux détails les plus crus de leur vie de déplacés.

Quand la famille atteint la dernière étape de son exil à l’intérieur de la bande de Gaza, la tente plantée sur le sable, Rami annonce aux enfants : « Ce n’est pas une tente, c’est notre villa, on va faire un jardin, on a nos propres toilettes, notre propre cuisine, on va faire des barbecues avec du bois, ce sera comme des vacances au bord de la mer. » Les enfants le croient, pour un moment peut-être.
Au-delà du témoignage, la langue de Rami Abou Jamous ajoute un chapitre à l’histoire de la littérature de l’anéantissement, auprès de Primo Levi ou d’Imre Kertész.
Cette guerre, c’est comme vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans une tornade qui tourne et qui tourne…Nous sommes tous dans cette espèce de mixeur. De temps en temps, quelqu’un est éjecté du mixeur parce qu’il est mort. Mais nous, on reste là, dans le mixeur. Il nous mixe dans la misère et dans la peur, dans l’inquiétude, dans le danger, dans les bombardements, les massacres et les boucheries. Et dans le mixeur nous n’arrivons même pas à exprimer notre tristesse, pour saluer les morts comme ils le méritent.

Pour son style, pour son travail, Rami Abou Jamous, journaliste palestinien de 46 ans, a remporté trois récompenses au prix Bayeux des correspondants de guerre le 12 octobre 2024. Deux de ces trophées, le prix de la presse écrite et le prix du quotidien Ouest-France, couronnent son « Journal de bord de Gaza » publié sur Orient XXI plusieurs fois par semaine depuis février 2024. L’équipe du média en ligne a voulu rassembler dans un livre l’essentiel de ces chroniques du désastre. En les distinguant, les jurys du prix Bayeux ont affirmé clairement que l’on pouvait être palestinien et journaliste. Je n’en avais jamais douté.
Préface de Leïla Shahid
Lorsque j’ai découvert, il y a plusieurs mois, les chroniques de Rami dans Orient XXI, j’ai tout de suite pensé que c’était exactement ce qui manquait dans le paysage médiatique français qui couvre la tragédie de Gaza : une chronique qui restitue aux Palestiniens leur identité, leur humanité, leurs souffrances et leurs cauchemars, mais aussi leurs rêves et leur attachement à la vie.
Depuis plus d’un an que dure ce processus génocidaire, que Rami appelle judicieusement « un Gazacide », on a l’impression à la lecture de la plupart des articles ou en observant les débats télévisés qu’il faut choisir son camp, avec les uns, contre les autres. Comme si l’on était incapable de penser ensemble la réalité terrible que vivent les Palestiniens, les Israéliens et aujourd’hui les Libanais.
L’interdiction d’entrer de tout journaliste pour couvrir la guerre à Gaza ajoute à ce sentiment d’abstraction, de fiction, comme si l’on se trouvait face à un film de science-fiction, une dystopie où des immeubles entiers s’écrasent comme des châteaux de cartes. Les gouvernements du monde américain, européen et arabe n’ont toujours pas réussi à imposer un cessez-le-feu ou des sanctions contre Israël. La diplomatie internationale ou le Conseil de sécurité des Nations unies ont perdu toute crédibilité aux yeux des sociétés civiles, qui assistent impuissantes à l’anéantissement d’une société entière, où tout est détruit : maisons, hôpitaux, écoles, infrastructures d’eau et d’électricité. Et le nombre de victimes – plus de 43 000 morts à l’heure où j’écris ces lignes – qui augmente chaque jour dans l’indifférence fait presque partie de la routine.
Rami a pris l’initiative de montrer qui sont ces victimes palestiniennes qu’on appelle trop souvent des « terroristes », comme si les 2,3 millions d’habitants de Gaza, femmes et enfants inclus, étaient tous affiliés au Hamas et comme s’ils étaient responsables des choix faits par ce mouvement.
« Le droit de toutes les victimes de tous bords d’être des victimes »
Pour moi, Rami a inventé une nouvelle forme de journalisme de guerre qui restitue l’humanité, l’universalité de la souffrance dans les situations de guerre et d’occupation. Son récit est personnel, sensible, teinté d’empathie pour toutes les victimes, mais jamais idéologique. Il est avant tout humain, proche de la réalité quotidienne pour mieux la transmettre au lecteur. Il ne comporte ni haine ni appel à la vengeance, mais le souci de montrer qui sont les Palestiniens si longtemps occultés ; comme si les reconnaître en tant qu’habitants de la Palestine historique depuis des siècles était une manière de nier la réalité horrible de la Shoah. C’est une accusation terrible, injustifiable et mensongère, surtout après la reconnaissance en 1988 par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de l’État d’Israël dans les frontières de 1967.
Rony Brauman, fondateur et président d’honneur de Médecins sans frontières, organisation dont les membres font un travail remarquable en Palestine, payant souvent de leurs vies leur engagement, a très justement déclaré :
Les articles et photos que Rami Abou Jamous envoie sont indispensables non seulement pour la population française, mais aussi pour le peuple israélien auquel il n’est pas donné de voir les images de l’écrasement de la bande de Gaza et l’étendue de sa destruction.
Ces propos réintroduisent le droit de toutes les victimes de tous bords d’être des victimes, sans exclusivité, ni en Palestine ni en Israël, ni en Ukraine ni en Russie, encore moins au Soudan dont la guerre civile est très partiellement couverte par la presse ; comme si dans le Sud global, Afrique subsaharienne incluse, on tuait par nature ou par culture ; comme si nous n’étions pas, en Europe, concernés par tout cela, parce que nous serions « civilisés » comme l’a déclaré Nétanyahou.
Rami a mérité ces prix décernés par le jury de Bayeux et de Ouest-France. Il avait déjà le « prix » de ses milliers de lecteurs français, lui qui a longtemps travaillé comme « fixeur » pour les journalistes occidentaux qui débarquaient à Gaza sans rien connaître de son passé ou de son présent. Très vite, il décide avec son ami et partenaire Bilal Jadallah de fonder Gaza Press, un bureau assurant des contacts locaux pour les journalistes étrangers. Bilal Jadallah a été tué le 19 novembre 2023, comme plus de 130 journalistes palestiniens recensés par Reporters sans frontières depuis le 7 octobre 2023.
Car les autorités militaires israéliennes ciblent les médias et les journalistes, souvent abattus par des drones et que l’intelligence artificielle désigne comme cibles. La non-dénonciation de ces crimes de guerre et de ces crimes contre l’humanité de la part des gouvernements du monde, qui se sont totalement pliés à l’interdiction totale de l’entrée de tout journaliste étranger à Gaza, est scandaleuse. Elle constitue un précédent très grave pour le droit de la presse et pour le droit à l’information, inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que dans le droit international.
Le prix Bayeux pour les correspondants de guerre sauve l’honneur en reconnaissant le travail courageux et exemplaire de ces journalistes palestiniens qui continuent à informer, analyser et montrer aux sociétés civiles et aux peuples du monde qu’ils n’ont pas cessé, depuis plus d’un an, et souvent depuis cinquante-sept ans, de dénoncer les violations du droit dans les territoires palestiniens occupés.
C’est de là que viendra un jour la construction de la paix bâtie sur le droit et la coexistence.
Merci Abou Walid.

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