À Paris, une culture politique de la fête arabe

Si Paris a longtemps été une capitale arabe pour les intellectuels, sur le plan musical et culturel, elle a été dépassée, depuis les années 2010, par Londres, Berlin ou encore Amsterdam. Mais alors que la répression des soutiens au peuple palestinien y est sans pareil depuis un an et demi, des espaces culturels et des collectifs communautaires se développent pour accueillir une nouvelle scène alternative arabe. Ils offrent ainsi à leur public un espace précieux de liberté et de sécurité. Reportage.

Concert animé dans un lieu chaleureux, éclairé par des guirlandes lumineuses.
Paris, le 3 septembre 2024. Soirée organisée par le collectif Turrab aux Amarres.
Turrab / Facebook

« Je ne suis pas une terroriste. Je ne suis pas pédé. Je suis amour. »

L’affirmation est scandée en arabe, en anglais et en français tandis qu’une étrange silhouette intégralement recouverte d’une combinaison noire, visage inclus, et chargée de bijoux dorés entre sur la scène de la Flèche d’or. Salma Zahore (renvoie à la prononciation de « the whore », « la pute »), drag queen d’origine libanaise, ouvre ainsi avec fracas la soirée du 8 février dans ce lieu militant du XXe arrondissement de Paris. Des classiques de Fayrouz à la chanson « Baba fein » (« Où est mon père ? »), issue d’un clip égyptien très populaire auprès des enfants du monde arabe dans les années 2010, Salma Zahore se déhanche avec énergie et humour dans un spectacle qui retravaille les clichés orientalistes dans les codes burlesques de la culture ballroom1.

Salma Zahore laisse ensuite place à DJ Kawun, venu de Copenhague, et à la Londonienne DJ Priya. Iels remixent des sons emblématiques de la culture arabe mélangés à des influences hip-hop ou électro plus occidentales. Allant des classiques nord-africains aux reines de la pop proche-orientale, en passant par la culture queer arabe qui a fait de ces chanteuses kitsch de véritables icônes. Sur la scène parisienne actuelle, un si riche mélange n’a plus rien de singulier.

Un public très demandeur

Alors que la capitale française était souvent écartée des tours des artistes arabes indépendantes qui lui préféraient Londres, Berlin et Amsterdam, iels sont de plus en plus nombreux et nombreuses à s’y produire. Iels ne le font plus seulement pour leurs diasporas, dans des événements communautaires libanais, algériens, tunisiens,… comme on en avait l’habitude jusqu’ici. À présent, leur public est diversifié, mêlant quantité de nationalités différentes. Iels sont invitées dans des programmations qui font se rencontrer des artistes de tout le monde arabe. Finies les rares grosses productions portées par des pontes de l’industrie musicale arabe : les diasporas se voient désormais proposer à Paris une multitude de soirées qui font la place à des artistes indépendantes et célèbrent, des hommages au raï aux soirées de Norouz2, tous les héritages culturels de la région SWANA3.

La Flèche d’Or, le Cabaret Sauvage, les Relais solidaires de Pantin, le FGO-Barbara, le Petit Bain, la Station Gare des Mines, et bien d’autres encore… dans l’Est parisien, ce pêle-mêle qui va de la salle de concert au « tiers-lieu » militant a été investi ces dernières années par une dizaine de collectifs qui y programment de nombreux artistes arabes, des groupes de référence comme l’égyptien Cairokee, aux étoiles montantes telles que la chanteuse palestinienne Lina Makoul ou le rappeur algérien Tif.

Affiche colorée avec un homme stylisé, motifs arabesques et détails urbains.
Collectif Mahalla
Affiche pour l’évènement à La Flèche d’or, le 8 février 2025, avec Salma Zahore, Kawun et DJ Priya
mahalla__ / Instagram

Rock, rap, électro, pop, les genres aussi se mélangent sur cette scène représentative des évolutions musicales de la région, ainsi que de métissages esthétiques européens. Ces mélanges s’expriment avec le plus d’évidence dans le travail des DJ qui font danser les publics allemands, français, anglais, néerlandais sur des sets foisonnants d’influences différentes. L’accessibilité financière des soirées dépend des salles, des artistes et des collectifs, mais il y en a pour tous les goûts — et tous les portefeuilles, du concert militant à prix libre aux stars alternatives qui facturent l’entrée à une cinquantaine d’euros. Alors que la programmation d’artistes arabes semblait se limiter en France à la piètre appellation de « musiques du monde », on ne sait soudain plus où donner de la tête, et les soirées se font concurrence auprès d’un public parisien très demandeur.

« Les Arabes sont à la mode »

La soirée de la Flèche d’or était organisée par le collectif Mahalla, créé en 2020 par Aura, une intermittente du spectacle d’origine iranienne qui rentre alors d’Égypte après avoir travaillé dans le secteur culturel pendant deux ans. Constitué d’une poignée de bénévoles du milieu de la musique, Mahalla cherche à mettre en avant les artistes de cette région SWANA.

À leur instar, plusieurs collectifs organisateurs de soirées ont émergé sur la scène parisienne ces dernières années pour porter une création artistique arabe, moyen-orientale ou nord-africaine souvent négligée par les programmations françaises. Pour le collectif Turrab, créé en 2023 par un groupe d’amies libanaises aux professions éloignées du secteur culturel, il s’agissait avant tout de faire venir des artistes indépendantes notoires de la scène moyen-orientale, comme la chanteuse égyptienne Myriam Saleh ou les rappeurs levantins Emsallam et Synaptik, qu’iels n’avaient pas l’occasion de voir sur scène à Paris.

Yara, présidente de Turrab, publie depuis les débuts du collectif un agenda culturel qui répertorie les événements arabes à Paris. Elle nous explique :

Avant, il y avait ce sentiment que si tu ratais un événement, tu ne pourrais pas le rattraper. Maintenant, on n’a plus ce sens de l’urgence, on sent moins ce manque, on doit choisir entre plusieurs événements le même soir.

Affiche colorée annonçant un concert et une projection de film à Bagneux.
Collectif Al Beyt
Affiche pour un concert le 5 janvier 2025 à la Flèche d’Or
al_beyt_collectif / Instagram

Aura, qui pointe pourtant du doigt la réticence des festivals français à programmer des artistes de la région SWANA, y voit un paradoxe : « C’est bizarre, en France, on a une conception très assimilationniste des cultures, on n’est pas un pays qui aime célébrer la différence. Pourtant, quand il s’agit de musique, on transcende cela. » Alors que l’on n’a jamais autant vu d’artistes indépendantes arabes se produire à Paris que ces dernières années, peut-on donc vraiment affirmer, comme me le suggérait une autre organisatrice de soirées, que « les Arabes sont à la mode » ?

Entre manifs et concerts

« Les fêtes amènent du monde, ça m’a aidé à réclamer mon espace ici en France », explique Mouawiya, 33 ans. Il est réfugié en France depuis 2015, et est co-fondateur du collectif syrien Al Beyt. Pour lui, les soirées arabes parisiennes ne se limitent pas à la fête : celle-ci permet d’attirer un large public vers des questionnements politiques sur l’immigration, les diasporas, ou bien l’exil et la répression politique dans le cas d’Al Beyt. Dès sa création en 2021, le collectif syrien a l’intention claire de défendre les valeurs de la révolution de 2011, et de lever des fonds pour soutenir la population syrienne. Après la chute de Bachar Al-Assad en décembre 2024, les événements du collectif ont permis non seulement de célébrer ce moment, mais aussi d’échanger sur sa signification et sur l’avenir de la Syrie, à l’ombre du grand drapeau de la révolution syrienne déployé en toutes circonstances et depuis plusieurs années sur les murs de la Flèche d’Or. Mi-mars, le collectif consacre deux soirées consécutives à l’anniversaire de la révolution syrienne, mêlant discussions, projections et concerts dans une ambiance festive.

Moins heureuse que la célébration syrienne, une autre actualité a été centrale dans la scène arabe parisienne ces dernières années : celle du génocide des Palestiniennes commis par Israël dans la bande de Gaza. Depuis le 7 octobre 2023, la quasi-totalité des événements programmant des artistes arabes envoie des fonds à des organisations palestiniennes. Les motifs noir ou rouge des keffiehs parsèment un public qui se retrouve souvent dans ces concerts après les manifestations pour la Palestine. Il n’est pourtant guère aisé, ni pour le public ni pour les organisateurices, de faire la fête dans ces conditions. Turrab a dû y faire face de manière brutale : le génocide a commencé quelques semaines avant leur tout premier événement du 26 octobre 2023, aux Relais solidaires de Pantin.

« On avait tellement peur », confie Omar, ingénieur de 36 ans et co-fondateur du collectif, « mais ça a été une expérience très positive ». À l’époque, le groupe d’amies n’est pas vraiment d’humeur à écouter de la musique. D’autant qu’il fallait garantir la sécurité de plusieurs centaines de personnes alors que les manifestations en soutien au peuple palestinien étaient interdites et sévèrement réprimées partout en France. Le soir même du concert, l’armée israélienne entre dans le Nord de Gaza. Emsallam, le rappeur jordanien qui se produit, est de mauvaise humeur, tance vertement l’ingénieur du son. Tout le public, dont je faisais partie, est fébrile. Finalement, le concert a bien lieu. Le rappeur reprend ses titres à succès, et la musique entraîne le public à danser, crevant la tension accumulée des semaines passées.

Affiche d'un concert de jazz oriental avec une oud, à Paris le 29 mars.
Colectif Turrab
Affiche pour un concert aux Amarres, le 29 mars 2024
turr.ab / Instagram

Pour toustes les organisateurices de soirées arabes, le soutien à la Palestine paraît évident. Il relève moins d’une opinion politique contingente que d’une revendication identitaire nécessaire, alors que le génocide en Palestine est instrumentalisé contre les Arabes au service de la montée du fascisme en France. Si certains discours ont tenté de remettre en cause le droit à faire la fête alors que les Palestiniennes subissent les exactions meurtrières de l’armée israélienne, cette pudeur n’a pas rencontré un franc succès à Paris. La fête arabe s’est pleinement emparée de la cause palestinienne. Comme le remarque Mouawiya, si les membres d’Al Beyt avaient dû attendre la fin des bombardements pour célébrer la Syrie révolutionnaire, il n’y aurait pas eu de mobilisation, et l’espace d’échange proposé au public fidèle du collectif n’existerait pas.

Des espaces communautaires

S’ils répondent à des besoins différents, les collectifs ont des points en commun que l’on retrouve dans toutes les soirées du genre : ils ont été créés au tournant des années 2020, par des personnes issu-es de la 1re ou 2e génération d’immigration. Surtout, ils reposent sur une autonomie bénévole quasi totale. Parfois soutenus par des artistes qui refusent des cachets ou réduisent les coûts de production, ces collectifs constitués en associations n’ont pas de bailleurs de fonds. Les frais sont souvent avancés par leurs membres qui réinvestissent les marges tirées dans le collectif. Ils sont nombreux à revendiquer activement cette autonomie financière, qui garantit leur liberté, en l’absence de comptes à rendre à des institutions. Par ailleurs, pour faire face à la répression politique et soutenir ce modèle plutôt précaire, les organisateurices peuvent compter sur les lieux qui accueillent les programmations arabes : des cas d’annulations d’événements en lien avec la Palestine ont certes fait polémiques ces dernières années, mais des salles engagées comme les Relais Solidaires de Pantin, la Flèche d’Or ou le Petit Bain demeurent de fervents alliés. Curieuses des propositions artistiques arabes, elles défendent aussi la liberté d’expression des artistes et des collectifs.

Nouveau Casino de Paris, le 7 mars 2023. Maysa Daw, chanteuse palestinienne de Haïfa, 27 ans, et membre de l’iconique groupe de hip-hop palestinien DAM, monte sur scène. Elle porte un maillot floqué du logo de Sa7ten (Bon appétit en arabe levantin), un collectif né après le début du génocide à Gaza, qui récolte des fonds pour les associations palestiniennes en organisant des événements festifs, et en y vendant de la nourriture et des produits dérivés. La chanteuse s’adresse en anglais et en arabe à un public issu de tout le monde arabe, du Maroc à la Syrie. « Nous ne sommes pas juste des opprimées, nous faisons la fête, nous aimons, nous applaudissons ! » leur lance Daw, dont les chansons, rappées ou chantées guitare à la main, revendiquent la fierté d’être arabe, d’être une femme, et de résister à l’oppression. La chanteuse vit sous le poids quotidien du joug israélien. Mais ces provocations musicales énergiques semblent s’adresser aussi bien à l’occupant israélien qu’à la répression occidentale de la solidarité avec la Palestine, dont le public parisien connaît bien le poids.

Pour celui-ci, ce genre d’expression est libérateur, comme me l’explique Ilef, étudiante née en France de parents tunisiens. Confrontée dès l’enfance au racisme et à la pression de l’assimilation culturelle, la jeune femme se reconnaît dans le sort et la lutte des Palestiniennes :

En tant qu’anciennes colonisées, et en tant que marginalisées ici, je vois la Palestine comme un miroir de notre stigmatisation.

Elle ne supporte plus, après le 7 octobre 2023, d’être confrontée à des personnes, dans ses études ou son travail, qui ne reconnaissent pas la gravité de la violence subie par les Palestiniennes. À côté d’elle, Asgad, étudiante en cinéma d’origine soudanaise, ajoute : «  [Dans ce genre d’événements] je n’ai pas besoin de faire d’efforts, je sais que les personnes me comprennent ». Suivant de près la difficile actualité palestinienne et soudanaise, elle renchérit : « Même si j’ai grandi en France, j’ai l’impression de vivre géographiquement dans d’autres espaces en même temps. » Les deux étudiantes considèrent les fêtes arabes comme des safe spaces, des espaces où elles se sentent libres de s’exprimer sans représailles, et où elles se sentent comprises par le reste du public. Yasmine, rencontrée à la soirée de Mahalla du 8 février, dit qu’elle se sent appartenir aux espaces de soirées arabes. « Ça fait du bien d’avoir des moments pour souffler. On se sent visible et ça donne de la force. Les minorités deviennent la majorité, tu peux zalghout4 et les gens te suivent. »

Ces événements deviennent ainsi des espaces communautaires à part entière, dans lesquels il se défend, plus qu’une culture sous-représentée, des rituels, des pratiques, toute une identité menacée comme le dit Yara de Turrab :

Il est question de la survie de notre identité dans un contexte où tout le monde cherche à l’effacer. Avec toute la censure qui existe depuis la guerre, on a besoin de cette diversité de collectifs et d’espaces dans lesquels parler, sans restreinte et sans entre-soi.

Retrouver sa langue

La défense de l’identité arabe passe aussi par la langue, dont l’usage est très courant dans ces espaces aménagés par les collectifs. Taha, consultant en informatique d’origine tunisienne installé en France depuis 4 ans, trouve ces espaces reposants. « Quand je parle en français, ma personnalité change », remarque-t-il en sortant de la soirée de Sa7ten, lors de laquelle les artistes se sont adressées au public principalement en arabe. Après la soirée, des Palestiniennes, Tunisiennes, Libanaises, Syriennes, Algériennes se retrouvent pour boire des coups et commenter la soirée. Toujours en arabe.

Affiche d'un spectacle de stand-up arabe à Paris, le 29 mai à 21h au Kibele.
Collectif
Affiche pour une soirée de stand-up au Kibélé - café théâtre le 29 mai 2023
14de7k / Instagram

Le collectif 14 Dehek, formé en 2022 par des humoristes originaires de divers pays du monde arabe, a fait de l’usage de cette langue un axe central de son travail. Réunissant une cinquantaine d’humoristes qui s’expriment dans des dialectes variés allant du marocain au soudanais, du yéménite au palestinien, le collectif revendique ces différences linguistiques5, et cherche, à travers l’humour, à trouver les points communs, les sujets universels qui relient les différentes communautés arabes. Proposant des spectacles hebdomadaires, 14 Dehek fait ainsi défiler sur scène une myriade de langages qui s’adressent à un public tout aussi varié. Cette diversité, propre au public parisien, est impossible à rassembler dans un pays arabe, et c’est là la grande originalité du collectif : il revendique une identité arabe qui transcende les frontières, réunissant les diasporas par l’humour au-delà de leurs différences. En plus d’organiser des spectacles, le collectif accompagne les humoristes, souvent jeunes, en leur donnant accès à des scènes ouvertes, et en les formant dans des ateliers d’une remarquable bienveillance. Les humoristes se retrouvent pour confier leurs doutes, s’encourager, et travailler ensemble, apprenant, au prix de quelques confusions drôles et assumées, les différences d’accent et de dialecte des unes et des autres.

L’initiative de 14 Dehek est particulièrement intéressante en ce qu’elle relève le défi important, auquel se confrontent tous les collectifs, de franchir les barrières qui peuvent exister entre différentes cultures arabes, notamment celles du Proche-Orient et du Maghreb. Outre l’usage de dialectes variés de tout le monde arabe, les collectifs font un effort conscient dans leur programmation pour faire se rencontrer ces deux univers culturels, sans oublier d’y inclure les minorités ethniques du monde arabe comme les Kurdes ou les Amazighs. Turrab revendique ainsi d’avoir pensé des « concepts innovants » pour faire se rencontrer les cultures du monde arabe dans ses événements, tandis qu’Aura de Mahalla m’affirme chercher à « casser les catégories mentales des gens », en rassemblant sur scène des cultures très variées de la région SWANA.

Faire interagir la musique et les sujets politiques

Les événements culturels arabes de Paris ont cette particularité d’être conçus par des Arabes, et de s’adresser avant tout à des Arabes, dans un pays qui ne s’adresse à eux que par l’invective, le reproche et la condamnation. Cependant, un public français, blanc, non-arabophone est aussi adepte de cette scène : souvent militant, celui-ci a sa place parmi la diversité de cultures et d’origines. Il est généralement là par solidarité avec les causes que défendent les artistes. Les collectifs arabes soulignent à ce propos la grande curiosité du public parisien blanc, habitué au multiculturalisme, et particulièrement ouvert à de nouveaux univers esthétiques. Lors de l’anniversaire de la révolution syrienne organisé par Al Beyt à la Flèche d’Or, je rencontre Alfred et Jean, deux étudiants chercheurs qui connaissent et suivent des collectifs arabes parisiens. Alfred, doctorant en mathématiques, est passionné de musique. Il la considère comme « un vecteur de communication très puissant ». Il est membre du label indépendant Evolove, qui a montré sa solidarité avec la Palestine en organisant une levée de fonds pour la Palestine en partenariat avec le collectif Sa7ten, ce dernier programmant des artistes arabes pour accompagner les efforts du label.

Affiche d'un événement musical le 17 février, mettant en avant le raï et un DJ set.
Collectif Turrab
Affiche pour une soirée aux Relais Solidaires le 17 février 2024
@bold_jpg x @yaranahouli (instagram)

Ainsi, les safe spaces arabes révèlent une multitude de facettes : ils promeuvent la création artistique, procurent une communauté à des Arabes menacées et censurées, et nourrissent la réflexion et la mobilisation politique en défense des peuples opprimés ici et dans le monde arabe. Haroun est un artiste tunisien installé en France depuis 11 ans et fondateur en 2018 de Radio Flouka, une webradio basée à Paris qui diffuse de la musique originaire « du Machrek au Maghreb », et plus largement des pays du Sud global. Pour ce DJ, la musique permet de faire le lien entre les peuples et leurs oppressions, et de transcender les différences géographiques et identitaires des diasporas. Dans la décennie qui suit les mobilisations révolutionnaires de 2011, les artistes indépendantes reprennent le sentiment de fierté arabe exprimé dans les manifestations, et Haroun attribue à ce sentiment de fierté l’évolution de la scène parisienne arabe ces dernières années. Selon lui, les événements de solidarité politique amènent le public à s’intéresser à la musique arabe. Beaucoup d’organisateurices me parlent d’un « cercle vertueux » qui fait interagir la musique et les sujets politiques, et qui, partant de l’un, apporte du public à l’autre.


Le samedi 22 février, la fête bat son plein au théâtre du Renard dans le quartier de Châtelet. L’association Mawjoudin met un terme flamboyant à trois journées d’expositions, de discussions et d’ateliers sur les thématiques queers arabes. Vers 2 heures du matin, alors que la DJ syrienne Noise Diva, star de la scène néerlandaise, a fini son set et que la salle rallume ses lumières, la foule ne réagit pas : une darbouka circule entre les fêtardes, et celleux-ci continuent de danser en chantant à tue-tête des chansons populaires arabes. Lancée par des performances d’artistes queers, la soirée prend une allure de mariage arabe, s’éternisant au grand dam des vigiles qui ne parviennent pas à nous évacuer. Avec cet événement, l’association Mawjoudin marque son arrivée sur la scène parisienne. Elle se donne pour objectif de promouvoir la création artistique des communautés LGBTQI arabes, dans une bataille culturelle contre un discours occidental qui voudrait assigner l’homophobie et la fermeture d’esprit aux Arabes. Bien que les autres collectifs arabes ne se focalisent pas sur les personnes queers, l’inclusivité de toutes les identités de genre et sexualités est un principe acquis dans leurs espaces — comme me l’explique l’humoriste John Almo du collectif 14 Dehek : « On est déjà étouffées dans le monde arabe, on ne veut étouffer personne d’autre. » Profondément intersectionnelle dans son discours et ses pratiques, la scène arabe parisienne semble évoluer à contre-courant d’un espace public français qui se rétrécit, gagné par les discours fascisants de nos dirigeantes et de leurs alliées d’extrême droite.

En sortant enfin du théâtre du Renard, je fais la connaissance de Khaled et Majed, deux amis saoudiens venus à Paris seulement pour enchaîner des soirées arabes : « Dans les pays arabes, les nationalités ne se mélangent pas ainsi, à Paris si. Moi, je déteste Paris et je déteste la France. Mais je viens pour ce genre de fêtes, pour voir les Arabes ensemble », explique Khaled. « Pour nous, la politique et la musique sont inséparables. Sans les soirées arabes, je ne viendrais pas. » Paris serait-elle devenue, envers et contre tout le racisme qui se déploie aujourd’hui en France, un sas de respiration pour les Arabes ?

1Culture queer du spectacle d’origine étasunienne.

2Nouvel an dont la date varie entre le 20 et le 22 mars. Il est fêté en Iran, en Afghanistan, en Azerbaïdjan et en Asie centrale, mais aussi au sein des communautés kurde, ouïgours et parsie.

3South-West Asia North-Africa, une appellation désignant les pays du sud-ouest de l’Asie (Pakistan, Afghanistan, Iran) à l’Afrique du Nord qui se veut inclusive des minorités ethniques non-arabes de cette région.

4Terme arabe pour «  youyou  ».

5Si les dialectes arabes ont pour base commune l’arabe écrit dit «  standard  », ils ont des accents, un vocabulaire, voire parfois des grammaires qui leur sont propres. Ces différences demandent parfois un temps d’adaptation aux personnes qui n’ont jamais entendu que l’arabe de leur communauté ou de leur pays. Il existe dans le monde arabe des rhétoriques chauvines attribuant une supériorité linguistique à certains dialectes ou prononciations.

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média indépendant, en libre accès et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.