
Jeudi 4 septembre 2025.
Il y a quelques jours, j’ai reçu un appel téléphonique d’une amie qui vit en France :
— Rami, là apparemment c’est sérieux. Les Israéliens vont occuper toute la bande de Gaza et ils vont déporter la population. Le projet est sur la table et il va se faire. Est-ce que ce n’est pas mieux pour toi qu’on essaye de t’évacuer ?
— Pourquoi devrais-je partir ?
— Pour préserver ta vie et la vie de ta famille, de tes enfants. Pour ne pas, être massacrés.
Cela m’a fait penser à la question de la responsabilité. En fonction du choix que je ferais — ou ne ferais pas —, je serais responsable de ce qui peut m’arriver – voire nous arriver. De même, les mouvements armés palestiniens seraient responsables des massacres commis par les Israéliens. Cette idée a refait surface récemment dans les médias occidentaux. Et pas seulement par rapport à ce qui se passe aujourd’hui à Gaza : nous, les Palestiniens, nous serions responsables de tout ce que nous subissons depuis le partage de la Palestine, depuis 1948, et même avant !
En clair : tu vis dans une jolie maison tranquille, tu accueilles tout le monde chez toi, et d’un seul coup, il y a des gens qui ont décidé de promettre ta maison à un autre, parce que sa famille a été massacrée en Europe.
Le propriétaire de la maison a dit « Non, c’est ma maison. Si quelqu’un veut venir chez moi, je l’accueillerai avec grand plaisir. Mais c’est ma maison. Je ne la donne pas, je ne la partage pas avec quelqu’un d’autre. » Et voilà, grossière erreur ! Si le propriétaire refuse le partage de sa maison, décidé par l’Occident, il est responsable de ce qui va lui arriver. Pour le forcer à accepter, on va commettre des massacres, on va tuer ceux qui habitent cette maison, pour forcer les survivants à fuir. Ainsi, on obtient la moitié de cette maison. Mais c’est le spolié qui est responsable, pas ceux qui ont promis sa maison au voleur. Le propriétaire de la maison a juste fait le mauvais choix.
Le partage de la maison ne suffit pas. Le voleur veut maintenant l’occuper entièrement. Si le propriétaire veut tout de même rester dans ce qu’il reste de son foyer, s’il s’imagine pouvoir le récupérer, il doit être massacré. Et là encore, il sera responsable de sa propre mort.
Visiblement, nous n’aurions pas dû résister
Les Israéliens ont réussi à implanter cette idée dans les esprits des Occidentaux, parfois relayée, avec plus ou moins d’honnêteté. Mais elle infuse aussi chez les hommes et les femmes de bonne foi, qui veulent sincèrement notre bien. On dit que l’histoire est écrite par le plus fort. Il continue à la falsifier en direct. En plus de 77 ans d’occupation, et même en remontant plus loin dans le temps, aux accords Sykes-Picot et à la déclaration de Balfour, ils ont réussi à « cuire les pensées » de l’Occident, comme on dit chez nous, c’est-à-dire à influencer leur mode de pensée.
Sous le mandat britannique, les Palestiniens auraient eu tort de se révolter contre l’emprise grandissante du sionisme et de réclamer leur indépendance. Pour éviter d’accueillir les juifs persécutés, l’Europe et les États-Unis avaient dit « Allez trouver un autre endroit pour vous ».
Nos ancêtres et nos dirigeants ne l’ont pas accepté. Il y a eu plusieurs grandes révoltes sous le mandat britannique. Des groupes armés ont affronté les Anglais, puis les milices juives. En 1948, ces dernières ont commis des dizaines de massacres de civils à grand échelle, comme celui de Deir Yassine. Les Israéliens ont expulsé 800 000 personnes et détruit des centaines de villages. Mais visiblement, nous n’aurions pas dû résister. L’Occident a reconnu l’État d’Israël, mais pas celui de Palestine, et c’était encore la faute des Palestiniens, parce qu’ils avaient refusé le partage – alors qu’on ne leur avait même pas demandé leur avis. Voilà le narratif que l’on retrouve encore aujourd’hui dans de nombreux médias, ressassés par des ignorants.
Ces derniers recyclent toujours les mêmes arguments : des dirigeants palestiniens ont pris une mauvaise décision. Par conséquent, les Palestiniens méritent leur sort. La responsabilité n’est pas celle de l’occupant ni de ses soutiens, c’est celle de l’occupé. Je l’ai déjà dit, nous devons être des victimes gentilles, des victimes silencieuses. Nous ne devons pas résister. Et maintenant, nous devons partir. Certes, le monde commence à bouger un peu devant les massacres, les bombardements et la famine. Nous le voyons. Tout le monde veut que la guerre s’arrête, mais en même temps, la plupart des pays occidentaux continuent à soutenir Israël, politiquement, militairement et financièrement. Parce que les dirigeants du Hamas ont fait l’erreur du 7 octobre, 2,3 millions de personnes en sont toutes responsables, et donc méritent d’être tuées ou déportées.
Israël a le droit de s’étendre
Selon ce narratif, l’occupant n’est pas responsable parce que le Hamas est considéré comme un groupe « terroriste » partout dans le monde. C’est Israël qui en a décidé. Yasser Arafat a conclu un accord de paix, ce qui n’a pas empêché les Israéliens, par la suite, de recommencer à le qualifier de « terroriste ».
Pour Israël, toutes les factions qui résistent aux armes par les armes sont des terroristes. La victime ne doit pas bouger, elle ne doit même pas crier sa souffrance. Elle doit seulement se taire et surtout ne pas résister. Et à cause du 7 octobre, il faut expulser 2,3 millions de personnes.
Je sais que mon amie, celle qui me presse de partir, veut mon bien et celui de ma famille. Elle veut nous éviter la mort.
Mais quand j’entends « Rami, pense à ta famille », c’est comme si c’était moi le responsable si ma famille était tuée sous les bombes, dans les boucheries, les israéleries que nous sommes en train de vivre. Ce ne serait pas le tueur le responsable. On dira « il fallait partir ». Comme s’il n’avait pas fallu plutôt arrêter le génocide, l’occupation, libérer la Palestine. Non, ce serait seulement : vous avez fait une erreur, vous devez assumer collectivement. Si vous ne quittez pas Gaza, vous allez être massacrés et ce sera votre faute. Ainsi, tout ce qui arrive, et tout ce qui peut arriver à ma famille, c’est de ma faute. Ce ne serait pas la faute de l’occupant, pas la faute de celui qui appuiera sur la détente ou sur le bouton. Ce ne serait pas la faute des pays occidentaux qui vendent à Israël les armes qui nous tueront. Les Occidentaux disent qu’Israël a le droit de se défendre. Ils n’osent pas dire leur vraie pensée : qu’Israël a le droit de s’étendre.
Cela ne date pas d’aujourd’hui
Voilà les réflexions que m’ont inspirées cette proposition de départ, venant d’une amie chère, à qui je tiens beaucoup. Je la comprends, et en même temps j’ai compris à quel point l’Occident en est arrivé à renverser les valeurs. Comment on en est arrivé à admettre que seul Israël a le droit de se défendre, pas les Palestiniens. Comment il peut tout voler, la maison et le jardin. Et si les habitants de cette maison font quoi que ce soit contre les colons, s’ils tentent de dissuader ce voleur, il est normal qu’il se livre aussitôt à des massacres. Et ceux qui l’ont amené dans notre maison et qui le soutiennent comprennent très bien ce qu’il est en train de faire, parce que pour eux, c’est justifié. On arrive, à la fin, à ce qu’une amie me supplie de sortir de Gaza. Parce que si je reste et s’il arrive quoi que ce soit à ma famille, c’est ma responsabilité à moi. Tout ce qu’on a subi depuis 1948 et même avant comme massacres, déplacements, les colonies et l’annexion des territoires, tout cela c’est notre faute. Parce que nos leaders n’ont pas pris la bonne décision : accepter de céder notre Palestine.
Je parle souvent de la guerre médiatique. Mais celle-ci ne consiste pas seulement à empêcher les journalistes étrangers de couvrir les massacres de Gaza. C’est aussi d’agir en profondeur sur l’opinion publique, trouver des excuses aux massacres. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Pendant la guerre de 2014, quand de 40 à 50 personnes étaient tuées dans le bombardement de leur immeuble, beaucoup de médias posaient tout de suite la question : « Est-ce qu’il y avait un membre du Hamas dans l’immeuble ? » Et si la réponse était oui, alors c’était justifiable. On pouvait tuer tout le monde parce qu’il y avait dans l’immeuble quelqu’un qui résistait par les armes. Un « terroriste », donc.
Le but est d’apprendre à la population de s’éloigner de toute personne qui veut résister, pour défaire le tissu social de notre société, pour détruire nos façons de penser et nous plonger dans l’incertitude. Est-ce qu’il faut céder ? Est-ce qu’il faut partir ? J’ai répondu à mon amie que, pour le moment, je préfère rester chez moi. Nous pouvons tous être tués, ma famille et moi. Cette décision-là, je l’assume. C’est celle de quelqu’un qui veut résister et rester dans son pays, tant qu’il peut le faire. N’oubliez pas : ce ne sera pas moi qui appuierai sur la détente. Mais ils diront que c’était ma responsabilité.
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