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Journal de bord de Gaza 93

« L’Union européenne, c’est Madame Bovary »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, trois ans, sous la menace de l’armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Couloir d'un bâtiment endommagé, débris partout, homme en tenue de protection avance prudemment.
Khan Younès, le 13 mai 2025. Le personnel hospitalier inspecte les dégâts à l’intérieur de l’hôpital Nasser, à la suite d’une attaque israélienne au cours de laquelle le journaliste palestinien Hassan Aslih, blessé le mois dernier, a été tué ainsi que plusieurs autres personnes.
Eyad BABA / AFP

La semaine dernière, je devais aller vacciner Ramzi, mon fils de trois mois. J’ai commencé à chercher. On m’a dit qu’il n’y avait plus de vaccins dans ce qu’il reste du secteur public. Puis quelqu’un m’a dit : « Peut-être en ont-ils à l’UNRWA ? Ils ont un centre de vaccination dans une de leurs écoles. » J’ai beaucoup hésité avant de m’y rendre, car, comme tous les Gazaouis, je sais que les écoles, transformées en centre d’accueil pour les déplacés, sont des cibles pour l’armée d’occupation. Elles sont bombardées quotidiennement. Bien sûr, on peut se dire : « cette école-là, c’est une clinique où on vaccine les enfants, ils ne vont tout de même pas la bombarder. » Ce serait se faire beaucoup d’illusions.

Mais j’ai quand même décidé de prendre le risque. J’ai dit à Sabah : « On va faire le plus vite possible. S’il y a beaucoup de gens, on fera demi-tour, il ne faut pas rester longtemps là-bas, c’est trop dangereux. » En arrivant, nous avons découvert, en effet, une ancienne école convertie en abri pour déplacés, comme les autres établissements de l’UNRWA. Il y avait là des centaines, peut-être des milliers de personnes, ils étaient partout, ils avaient même installé des tentes dans la cour. Le rez-de-chaussée et le premier étage étaient bondés d’hommes, de femmes et d’enfants, entassés les uns sur les autres. Partout, du linge sur des fils. Ces vêtements n’avaient pas été lavés, il n’y a plus assez d’eau et plus de lessive. Les gens les suspendent dans l’air chaud, pour les sécher un peu. C’est tout ce qu’ils peuvent faire.

Beaucoup de nouveau-nés n’ont pas été vaccinés du tout

J’ai demandé où était la clinique. On m’a dit : « Il faut monter au deuxième étage. » Là, une classe était transformée en cabinet médical. Une feuille collée sur la porte disait « médecins généralistes ». Le mot « pharmacie » était inscrit sur la porte d’une deuxième classe, devant laquelle beaucoup de gens faisaient la queue. Mais pour les vaccins ? « C’est sur le toit », m’ont dit les gens qui étaient là. Nous sommes donc montés sur le toit, où on a vu encore des tentes et des bâches, mais celles-ci abritaient les lieux de vaccination. Et dans un coin, encore une queue. Cette fois, c’était la file d’attente pour les vaccins.

Je voulais savoir si c’était la peine d’attendre. Un homme qui organisait la queue m’a demandé quel type de vaccin je cherchais. J’ai dit « le vaccin de trois mois », et j’ai obtenu tout de suite la réponse : « Il n’y en a plus. » J’ai tout de même demandé à l’infirmière. Je lui ai montré le carnet de vaccination de Ramzi, et elle m’a dit : « Désolée, on n’en a plus, et ce n’est pas la peine de chercher ailleurs, tu n’en trouveras nulle part dans toute la bande de Gaza. »

J’étais à la fois soulagé et consterné. Soulagé de ne pas devoir attendre en risquant d’être tué par un bombardement, et en même temps consterné de ne pas pouvoir trouver de vaccin pour mon bébé. Encore Ramzi a-t-il eu la chance d’être vacciné deux fois, à une semaine et à un mois. Beaucoup de nouveau-nés n’ont pas été vaccinés du tout.

L’aide humanitaire, ce n’est pas seulement de la nourriture et de l’eau

Mon fils, c’est seulement un exemple parmi des centaines de milliers d’autres cas : des gens qui souffrent de maladies chroniques, surtout de cancers et de maladies cardiaques et toutes les maladies chroniques demandant un suivi et du matériel spécialisé. Des patients qui ont besoin de dialyses régulières meurent lentement et en silence, faute de soins. Le seul établissement qui avait un service d’oncologie, l’Hôpital turc, se trouvait dans le corridor de Netzarim. Il a été démoli par l’armée d’occupation. L’hôpital européen pouvait fournir certains traitements ; il a été bombardé il y a un mois, et il est hors service.

Pareil pour les médicaments. On ne trouve pratiquement plus rien, que ce soit dans les pharmacies privées ou dans le secteur public. Les blessés ne peuvent plus être soignés. Il n’y a presque plus d’hôpitaux dans le nord. L’un des derniers à fonctionner, l’hôpital Al-Awda, géré par une association à but non lucratif, a été évacué avant-hier. À Gaza-ville, l’hôpital Shifa est hors service. Un petit hôpital de campagne a été mis en place à côté de ses décombres, mais il traite environ 10 % des patients gérés auparavant par ce grand établissement. L’autre centre hospitalier important, l’Hôpital baptiste, fonctionne à 20 % de ses moyens en temps normal. Les hôpitaux de campagne montés par les ONG internationales souffrent eux aussi de ce manque de matériel et de manque de médicaments.

La pénurie de médicaments nous touche aussi. Sabah, ma femme, est asthmatique. Elle a besoin d’un inhalateur qui s’appelle Foster, qui a disparu, et la fumée du four d’argile sur lequel elle cuisine n’arrange pas les choses, surtout que là, elle allaite aussi Ramzi. Notre chère amie Marine Vlahovic réussissait à nous faire parvenir du Foster grâce à ses contacts. Elle n’est plus de ce monde, qu’elle repose en paix, je ne cesse de lui rendre hommage. Pour moi, Marine, c’est un rayon de soleil qui ne s’éteindra jamais.

En ce moment on parle beaucoup d’aide humanitaire pour Gaza ; des centres de distribution de nourriture, gérés par une société américaine sont en train d’ouvrir dans le sud, ce qui d’ailleurs n’empêche pas l’armée israélienne de tirer à l’occasion sur les Gazaouis qui s’en approchent. Mais l’aide humanitaire, ce n’est pas seulement de la nourriture et de l’eau.

Si l’Europe et la France veulent vraiment agir, elles le peuvent

Mais après avoir dit tout cela, la situation à Gaza ne se réduit pas à un problème humanitaire. C’est un problème politique. Depuis deux ou trois semaines, je commence à entendre un changement de discours des dirigeants des pays européens. Je ne sais pas s’ils se sont enfin réveillés, s’ils se rendent maintenant compte de ce qu’il se passe à Gaza et en Palestine en général. En tout cas, les positions évoluent, et le vocabulaire aussi ; on ne parle toujours pas de génocide, mais on entend des mots nouveaux, comme « inacceptable ».

Est-ce qu’il a fallu vingt mois de guerre pour qu’ils se réveillent ? Ils me rappellent Madame Bovary, que j’ai étudié au lycée. Mes souvenirs sont lointains, mais j’avais été marqué par l’histoire de cette bourgeoise de province qui vivait dans un monde imaginaire, et finissait par se heurter à la réalité, sur laquelle elle n’avait aucune prise. L’Union européenne, c’est Madame Bovary. Mais enfin, il n’est jamais trop tard pour dénoncer un génocide.

Je vois aussi un changement dans les médias français. On y parle de plus en plus de Gaza. Je me demande si certains médias ont attendu le feu vert des gouvernements, ou est-ce l’inverse, les médias qui influencent les gouvernements ? En tout cas, la tendance aujourd’hui, c’est de parler de Gaza, et c’est ce changement de discours qui m’intéresse. Comme le dit l’humoriste Pierre-Emmanuel Barré sur Radio Nova, que j’écoute souvent quand j’ai de la connexion, « Aujourd’hui, Guillaume Meurice ne finirait plus à Radio Nova »1. Bien sûr, ce n’est pas assez.

Si l’Europe et la France veulent vraiment agir, elles le peuvent. Même Madame Bovary peut agir, si elle accepte de salir ses belles robes en se frottant au réel. Ce n’est pas gagné. Pour prendre des sanctions, il faut que la Commission européenne se réunisse, ça prend du temps. Il faut une position européenne unie. Il faut, il faut, il faut. Et comme par hasard, quand il s’agit de la Palestine, il faut… beaucoup de temps. Alors que, pour l’Ukraine, ça n’a pas même pas pris trois ou quatre jours. Mais on peut faire beaucoup de choses sans passer par la Commission européenne, au niveau bilatéral. On peut par exemple rappeler son ambassadeur, on peut expulser des ambassadeurs israéliens. D’ailleurs, des pays européens ont déjà annoncé reconnaître l’État palestinien ; l’Espagne a annulé un contrat de vente d’armes à Israël.

On peut accuser Israël de nous affamer, mais pas de commettre un génocide

Mais je le répète, ce n’est pas seulement une crise humanitaire. Nous ne sommes pas des pigeons en cage qu’il suffit de nourrir, et le problème est réglé. On se mobilise contre la famine, mais la torture, les massacres, les boucheries, les « israéleries », c’est comme si c’était normal ; on peut accuser Israël de nous affamer, mais pas de commettre un génocide. Je ne sais pas pourquoi les politiciens sont allergiques à ce mot. Il y a déjà eu plusieurs génocides dans l’histoire, le mot n’appartient pas à un seul peuple.

Nous sommes massacrés et sous occupation depuis 1948, et cela continue à Gaza. Et en Cisjordanie, c’est pire. Elle est en train d’être annexée petit à petit par Israël. Quand on accuse les Palestiniens de vouloir effacer Israël, de ne pas vouloir vivre avec les Israéliens, c’est comme accuser des chats de vouloir tuer tous les lions du voisinage. Personne ne veut voir que ce sont les lions qui non seulement tuent les chats, mais veulent tous les chasser de leur petit bout de terre.

Et pas seulement. Ils ne rêvent pas seulement d’agrandir leur terrain jusqu’au Jourdain, mais jusqu’à l’Euphrate. Ils n’hésitent plus à le dire. Ils le mettent dans des logos, sur des cartes… Et personne ne dit que, ce genre de discours, c’est du terrorisme, que c’est inacceptable. Alors que, nous, quand on veut vivre en paix et libérer notre territoire occupé, nous sommes des terroristes.

C’est vrai que nous sommes en train de mourir de faim, mais nous mourons aussi sous les bombes et les obus. Arrêtez cette occupation, libérez la Palestine, acceptez deux États. Quand il y a eu l’accord de partage de la Palestine, tout le monde a reconnu Israël, mais personne n’a reconnu la Palestine. Et le monde a reconnu un État sans frontières. Qui peut dire où sont les frontières d’Israël ? Le droit international ? Les Nations unies ? L’Union européenne ? Est-ce que les Israéliens eux-mêmes peuvent le savoir ? Vous parlez, vous parlez, mais seulement des choses qui vous arrangent. La justesse et la justice, personne n’en parle.

1Guillaume Meurice, chassé de France Inter pour une plaisanterie sur le «  prépuce de Nétanyahou  » office aujourd’hui lui aussi sur cette radio indépendante

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