
Jeudi 11 septembre 2025.
Cela fait presque une semaine que l’armée d’occupation nous ordonne de quitter la ville de Gaza. Elle a commencé à l’encercler. Les habitants se concentrent dans l’Ouest de la ville. C’est le résultat de la nouvelle stratégie israélienne : le déplacement par le bombardement. Comme les habitants ne répondaient généralement pas aux ordres d’évacuation répétés, l’armée leur donne un quart d’heure, 20 à 30 minutes dans le meilleur des cas, pour quitter leur logement. Puis le bâtiment est détruit. Dans le nord de la ville, dans le quartier de Cheikh Radwan, dans l’est à Chajaya et à Zeitoun, et dans le quartier de Sabra dans le sud, l’armée détruit les tours une à une (chez nous, dès qu’un bâtiment compte plus de neuf étages, on dit que c’est une tour).
Cette stratégie fonctionne. Ceux qui habitent dans des immeubles de plusieurs étages savent qu’ils sont en sursis. Ils commencent maintenant à déménager sans attendre les ordres, pour ne pas tout perdre. Ils fuient vers l’ouest, vers la mer. Mais les destructions ont aussi commencé là-bas aussi. Des dizaines de tours ont déjà été ciblées. Une tour détruite, c’est 40 ou 50 familles qui se retrouvent dans la rue, soit entre 300 et 400 personnes. Ceux qui n’ont pas anticipé leur départ emportent juste un sac ou deux. C’est vraiment la panique.
Être prêt pour partir
J’habite une de ces tours. Mes voisins me demandent : « Alors Rami, qu’est-ce que tu vas faire ? Qu’est-ce qu’on fait ? » D’habitude, je n’aime pas donner de conseil sur ce genre de décisions, je ne peux pas en assumer les conséquences. J’ai répondu simplement pour moi-même : « Moi, je reste jusqu’à la dernière minute. Je prépare une valise et des habits, ça peut dégénérer à n’importe quel moment. Il faut donc être prêt pour partir. Il ne faut rien oublier d’important ».
Je conseille quand même à ceux qui ont décidé d’aller au sud parce qu’ils y ont trouvé une place de prendre le maximum de choses avec eux. Nous avons vécu cette expérience, quand nous étions partis vers Rafah. Nous étions partis sans vêtements ni chaussures de rechange, sans rien du tout, et nous avons dû recommencer à zéro. Et encore, à l’époque, on pouvait encore acheter des choses sur les marchés. Aujourd’hui, on n’y trouve plus rien, ni vêtements, ni matelas, ni tentes. Je leur dis : « Si vous avez là-bas un endroit où entreposer vos biens, je vous conseille d’y aller maintenant, parce que nous savons très bien que notre tour peut être bombardée à n’importe quel moment ». Certains ont trouvé une autre solution. Par exemple, des amis ont vendu sur place leurs armoires, leurs chaises et leurs tables pour en faire du bois à brûler. Vu la rareté du bois, ils ont pu en tirer une somme non négligeable. Une chambre à coucher d’une valeur de 7 000 shekels est partie à 1 000 shekels (250 euros).
« Je préfère tout perdre en une seule fois »
Pour ma part, j’ai dit à Sabah qu’on allait préparer quelques sacs avec l’essentiel pour les enfants, surtout des vêtements d’hiver. Enfin, ce qu’on a. On pourra utiliser les anciens habits de Walid pour Ramzi, mais il n’y en a pas pour Walid, qui grandit très vite. Sabah m’a dit : « Et nous, pourquoi on ne fait pas ce que tu conseilles à tout le monde ? Pourquoi tu ne déménages pas au moins les meubles des chambres dans un entrepôt au sud, et comme ça on pourra les récupérer plus tard, après la guerre ? » Je lui ai dit que si les Israéliens réussissent à nous faire quitter la ville, cela veut dire que leur projet va aller jusqu’au bout, et que cela signifiera à terme la déportation vers un pays étranger. Donc ça ne servirait à rien de déménager des meubles. J’ai ajouté : « Il faudra être légers. Et puis je préfère tout perdre en une seule fois. »
Pourquoi cette décision ? Parce que c’est si dur de choisir. Que prendre ? Que laisser ? Pour nous Palestiniens, une maison ce n’est pas seulement du béton et des meubles, c’est notre histoire, c’est notre mémoire, c’est notre famille. Les maisons, ici, sont familiales. On trouve les parents au premier étage, et chacun des fils adultes a son appartement avec sa famille. Dans ces maisons, les enfants naissent, grandissent, réussissent leurs études, se marient, ont à leur tour des enfants. Détruire ces maisons, cela fait partie de la stratégie des Israéliens pour nous déraciner. Et cela ne date pas d’aujourd’hui. Dès qu’un Palestinien est accusé d’une attaque militaire ou de quoi que ce soit d’autre, on démolit immédiatement sa maison.
C’est comme la destruction des oliviers. Pour nous, ils sont comme des enfants. Ils grandissent avec nous, génération après génération. Certains sont plus âgés que l’État d’Israël. Les Israéliens savent tout cela. Ils connaissent notre attachement à la terre. C’est pourquoi ils s’attaquent aux maisons et aux oliviers.
Cette fois il n’y aura pas de retour
Je n’emporterai pas non plus mes souvenirs. Jusqu’ici, je les entreposais moitié dans l’appartement, moitié dans la boutique de parfums que j’avais ouverte avec ma mère, en 2017, à l’époque où j’avais arrêté mon travail de journaliste-fixeur à cause des problèmes que j’ai eus avec le Hamas. Parce qu’avec toutes ces guerres, et pas seulement la dernière, il fallait toujours être prêt à partir rapidement, mais en pensant revenir. En répartissant les objets en deux lieux différents, j’étais à peu près sûr d’en sauver au moins la moitié.
Mais cette fois il n’y aura pas de retour. Je sais que tout sera détruit. J’ai déballé mes souvenirs et je les ai montrés à Sabah. Des souvenirs de mon enfance. Des diplômes de l’Université arabe de Beyrouth. Les photos de mes parents le jour de leurs fiançailles et de leur mariage. Leur acte de mariage. Le petit vase en cristal qu’on offrait aux invités de la cérémonie, rempli de bonbons. Des photos de nos anniversaires, mes frères et moi. Des photos de notre jeunesse. Nous en écoliers. Les souvenirs de notre vie en Tunisie. Des souvenirs de mes études en France, à Montpellier. Des cassettes vidéo en format VHS. Tous les souvenirs de mon père, l’un des fondateurs de l’agence de presse palestinienne Wafa. La montre offerte par le président du Yémen, et des reliques de l’histoire : son enregistreur à mini-cassettes, avec des enregistrements de discours de Yasser Arafat. Des papiers à en-tête de Wafa. Et le fax de l’agence : une machine à rouleau datant de 1985, sur laquelle Wafa envoyait et recevait des articles et des communiqués. Il reste même un rouleau de papier, aujourd’hui noirci.
J’ai montré tout cela à Sabah avec les larmes aux yeux. C’était la première et la dernière fois. Parce que je ne peux pas faire de sélection. Tout m’est cher. Je ne peux pas prendre une photo à droite et à gauche. Soit je prends tout, soit je laisse tout. Et tout prendre est impossible. Pour fuir, il ne faudra pas s’encombrer. J’aurai Walid à ma droite, Ramzi dans mon bras gauche, un ou deux sacs à dos, et Sabah devra aussi porter deux sacs. On ne pourra pas trimballer en plus une valise pleine de cassettes et d’albums photos.
Je leur aurais montré mes photos
Je sais qu’en me faisant perdre tous ces souvenirs, les Israéliens amputeront la continuité du lien générationnel.
Quand nous avons grandi, notre père nous montrait les photos et il disait : « Voilà le jour où nous nous sommes mariés. Regardez comme votre mère était belle ! Et regardez comme votre père était beau ! » On rigolait de leur façon de s’habiller, qui avait bien changé. Et moi, je rêvais de faire la même chose avec mes enfants, quand ils seraient un peu plus grands. Je leur aurais montré mes photos au Liban, puis en Tunisie, en France et à Gaza. Les photos de leurs grands-parents. Je leur aurais raconté qui était leur grand-père, pourquoi tellement de personnes ont écrit sur lui après son décès. J’aurais voulu garder ces coupures de journaux, que j’ai depuis près de 25 ans. J’aurais voulu être le passeur de cette continuité culturelle et sociale, transmettre à mes enfants ce que mes parents m’ont laissé.
Il y a aussi les bijoux de ma mère, la bague et le collier offerts par mon père pour leur mariage. Ceux-là, je les emporterai. Tout cela c’est notre histoire, et c’est un morceau de l’histoire de la diaspora palestinienne. Mes parents ont fait partie des expulsés de 1948 et de 1967. Mon grand-père maternel était originaire de Jaffa. C’était un commerçant important, il faisait des affaires entre Jaffa et le Liban, et il a obtenu la nationalité libanaise avant 1948. Quand il a été expulsé, cette année de la nakba, il a pu s’installer au Liban. Ma mère est née là-bas, et c’est au Liban qu’elle a rencontré mon père. Originaire de Naplouse, ce dernier a été expulsé avec sa famille en 1967, vers la Jordanie. Il était venu faire ses études à Beyrouth. C’est là qu’il a adhéré, très jeune, à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et commencé sa carrière de journaliste. Cette histoire, on peut la raconter avec des mots, mais il faut aussi des choses qu’on peut toucher, des photos, des journaux, des bijoux…
Mon père avait réussi à tout transporter avec lui, dans ses exils successifs. Il a suivi l’OLP et Yasser Arafat de Beyrouth à Tunis, puis de Tunis à Gaza, en 1994, quand Arafat s’y est installé après les accords d’Oslo. Mon père assurait la continuité de l’histoire familiale. Malheureusement, je crois qu’elle va s’arrêter là. Je ne peux pas choisir. Tout cela va être détruit.
Le dernier mur avant la déportation
Sabah m’a dit : « On peut prendre un échantillon de chaque chose, un album, une cassette… » Elle a insisté, disant que dans ce cas, pourquoi ne pas essayer de répartir de nouveau les souvenirs entre l’appartement et la boutique. Mais je le sais très bien : Gaza-ville, c’est le dernier mur avant la déportation. Si ce mur tombe, la ville sera entièrement détruite. Nous ne pourrons rien prendre avec nous, et nous serons tous déportés. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé que nous allions rester ici, dans notre tour, jusqu’à la dernière minute. C’est ma façon de résister, d’affirmer mon appartenance à cette terre, à ce lien culturel et familial, à cette continuité de souvenirs. Tant qu’il y aura des Palestiniens, la Palestine existera.
Mais partir au dernier moment, c’est partir sans rien emporter. J’ai voulu partager ces objets, ces souvenirs avec les lecteurs d’Orient XXI. Pour qu’après leur destruction matérielle, ils continuent d’exister dans leur mémoire.
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