Journal de bord de Gaza 85

« Changer la mort par la vie »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de Gaza-ville avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la menace de l’armée israélienne. Réfugiée depuis à Rafah, la famille a dû ensuite se déplacer vers Deir El-Balah et plus tard à Nusseirat, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Un mois et demi après l’annonce du cessez-le-feu, Rami est enfin de retour chez lui avec sa femme, Walid et le nouveau-né Ramzi. Pour ce journal de bord, Rami a reçu le prix de la presse écrite et le prix Ouest-France au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

Fête joyeuse avec des gens dansant, décorations florales et un enfant porté.
Gaza-ville, 6 avril 2025. Mariage de Catherine et Ihab. Au premier plan, Walid dansant dans les bras de son père, Rami Abou Jamous
Sabah

Lundi 7 avril 2025.

Hier, c’était le mariage de Catherine, la fille de nos voisins, habitants de notre tour. Catherine est musulmane comme ses parents, mais ils lui ont donné ce prénom en hommage à la France, comme cela arrive en Palestine. Elle est dentiste, comme Ihab, son mari. La cérémonie aurait dû avoir lieu en octobre 2023, la salle de fête était louée, tout était prêt. Mais la guerre a commencé et ils ont tout annulé. Ils voulaient attendre la fin de la guerre, et ils l’ont reportée plusieurs fois ; mais comme on n’en voit pas la fin, ils ont décidé de se marier malgré tout. Mais ce ne fut pas un mariage comme nous les aimons, avec plusieurs fêtes comme le veut la tradition. C’est le vrai moment du mariage. L’acte de mariage proprement dit avait été signé trois ans auparavant devant le tribunal religieux, comme c’est l’usage. Ces fêtes ne sont pas mixtes, dans la majorité des cas. La veille, c’est celle des hommes des deux familles, de leurs amis et de leurs voisins, qui se déroule dehors, dans la rue. Selon ses moyens, on amène un chanteur ou un DJ, et cela dure une partie de la nuit. À la fin, on distribue à tous ceux qui sont présents un petit repas dans des assiettes, la sommakeya.

« Il n’y a eu ni fête des garçons ni fête des filles »

Le lendemain, on offre un déjeuner à tout le quartier. On peut compter des centaines de personnes. Ensuite, il y a les séances de photos, pour les deux époux. D’habitude, elles ont lieu dans ce que l’on appelle des chalets, des villas non loin de la mer, avec piscine, qu’on loue pour ce genre d’occasion ou pour les week-ends. Il y a aussi la fête entre filles, où elles se décorent les mains et les pieds au henné, où elles chantent ensemble. Puis c’est la fête principale, on s’y rend dans les voitures couvertes de fleurs, tout le monde est sur son trente-et-un. C’est le domaine des femmes, où elles peuvent s’habiller en minijupe si elles le désirent, remettant le voile quand les hommes des deux familles viennent faire une « entrée » pour quelques instants.

Mais hier, il n’y a rien eu de tout cela. Seulement un rassemblement de quelques dizaines de membres des deux familles. Et, bien sûr, il n’y a eu ni fête des garçons ni fête des filles, pas de henné, et pas de grand déjeuner pour tout le monde parce qu’on n’avait rien à offrir, ni boissons, ni yaourt, ni poulet, ni viande comme d’habitude, même pas de riz. Tout cela n’existe plus.

En plus, le mariage a dû être fixé à 14 heures, car la famille de Ihab est venue de Khan Younès, au sud, par la route Al-Rachid, la route côtière, la seule encore ouverte. L’axe principal, la route Salaheddine, est bloqué depuis la rupture du cessez-le-feu par Nétanyahou. Comme la route côtière est fermée aux voitures, ils ont dû faire tout le trajet, entassés dans des charrettes tirées par des touk-touk, ces petits triporteurs à moteurs, les enfants comme les hommes et femmes de tous âges. Normalement, c’est toute la famille élargie, les oncles, les tantes, les cousins, les cousines, qui se déplacent dans des cars. Là, ils n’étaient que six ou sept, le père d’Ihab, sa mère et ses frères.

« D’habitude, ce sont toutes les femmes qui vont se faire coiffer »

La réunion a eu lieu dans l’appartement de la mariée, dans notre tour. Le matin, j’ai emmené Catherine chez une coiffeuse. On a dû aller au domicile de la dame, où elle avait un peu d’électricité grâce à des panneaux solaires. Son salon était fermé, donc ce n’était pas festif : d’habitude, ce sont toutes les femmes qui vont se faire coiffer ensemble, la maman, les tantes, les sœurs… Là, il n’y avait que Catherine et deux amies. Ensuite, j’ai emmené les deux époux pour une séance de photos, Catherine dans sa robe de mariée, à la « villa Yasmine » où on a retrouvé trois autres couples. Puis nous sommes allés à la tour, eux dans une voiture sans fleurs, sans décorations, moi dans la vieille Mercedes de mon ami Hassoun.

L’appartement de la mariée est au onzième étage. On a demandé de l’aide à un habitant du quartier qui a un gros générateur, grâce auquel il vend de l’électricité. Et, pour la première fois depuis le début de la guerre, l’ascenseur a fonctionné ! Les mariés l’ont emprunté, et puis l’ascenseur s’est arrêté de nouveau. Les amis, les voisins sont montés pour féliciter les mariés, la petite fête a duré deux heures et demie. Il n’y avait rien à manger, le blocus imposé par Israël depuis un mois empêche l’entrée de tous les aliments. Tout le monde est parti. J’ai accompagné les nouveaux époux chez eux, dans la rue Al-Chouhada, toute proche.

Et voilà, c’était terminé. Ce fut une journée étrange. Pendant que je véhiculais les mariés d’un endroit à un autre, je recevais toujours sur mon téléphone les infos sur les tueries, les massacres qui ne cessent pas. Combien de morts pendant ces festivités réduites ? Combien de frappes directes sur des zones d’évacuation où s’entassent les déplacés ? Je me demandais : mais que sommes-nous devenus ? Sommes-nous toujours des gens normaux ? J’apprends toutes ces morts, et en même temps je suis dans une situation qui est normalement une occasion de joie. Je me posais ces questions : est-ce qu’on est stable psychologiquement ? Est-ce que c’est une façon de résister, de faire la fête pendant les massacres ? Malheureusement, nous ne vivons pas le chagrin comme avant. Pour survivre dans cette guerre sans pitié, dans ce génocide, pour fuir la pensée constante des massacres et des morts, nous avons dû hausser le seuil de l’émotion.

Un couple heureux en costumes de mariage avec décor romantique et éclairage coloré.
Les mariés, Catherine et Ihab
Rami Abou Jamous

Sous le ciel des massacres

Mais en même temps, voilà, il y a un mariage. Et les gens essaient de continuer à vivre, de fêter discrètement l’événement, une façon de dire que, pour nous, la vie continue. C’est cette volonté qui nous a poussés, Sabah et moi, à avoir un nouvel enfant. Beaucoup de gens m’ont dit : « ce n’est pas le moment ». Mais nous voulions dire à ceux qui souhaitent nous déshumaniser que nous sommes toujours des êtres humains. Nous continuons à nous marier, à donner naissance à des enfants, nous continuons à être heureux ou à être tristes. Nous sommes des êtres vivants comme tous les êtres vivants. Pendant la première Intifada, quand il y avait eu un martyr, c’était la tristesse dans tout le quartier, et tout le monde aidait sa famille. Les gens se glissaient d’une maison à l’autre en bravant le couvre-feu, rien que pour apporter de la nourriture à cette famille qui avait perdu un de ses membres. On n’osait même pas allumer la télé, pour observer le deuil. C’était valable aussi quand le disparu était mort de maladie. Cet usage a été observé jusqu’aux premiers temps de la deuxième Intifada. On ne célébrait pas de mariage pendant le deuil.

Quand le deuil était passé, on emmenait les mariés dans des ambulances, toujours par respect. Il y avait beaucoup de respect et de tristesse pour le sang qui avait coulé. Aujourd’hui, tout a changé. Est-ce à cause du nombre de victimes dans les bombardements, les massacres et les « israéleries » que l’on s’habitue ? Et que le monde entier s’habitue ? Les massacres sont notre quotidien. Et justement parce que c’est notre quotidien, il faut continuer à vivre. Donc on fait des enfants, on se marie, l’amour existe et le mariage existe. Et la vie existe même sous les décombres et sous le ciel des massacres. À l’époque de la première et de la deuxième Intifada, il y avait une dizaine de morts par mois, ou un peu plus. Mais là, on parle de centaines de morts par jour, de milliers de morts par semaine. Je ne veux pas dire que cela devient normal, mais c’est ce qu’on vit tous les jours. Nous ne sommes pas devenus anormaux, nous combattons les massacres par la joie. Changer la mort par la vie. Changer la haine par l’amour, l’inhumanité par l’humanité. Félicitations à Catherine. J’espère qu’Ihab et elle vont avoir une vie meilleure, qu’ils auront des enfants. Des enfants qui vivront dans des conditions normales, avec une belle vie, avec tout ce qu’un être humain mérite de vivre. Et j’espère que notre résistance continuera, que nous continuerons à nous marier, à avoir des enfants, enracinés dans la terre de Palestine comme les oliviers qui grandissent petit à petit, avec de nouveaux rameaux et de nouveaux fruits.

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